Rachad Antonius proposait ainsi dans Le Devoir du 25 octobre 2016 une série d’amalgames immédiatement salués par le chroniqueur Richard Martineau… Le texte unissait divers acteurs et actrices : Daech, des islamistes sectaires de pays lointains, des islamistes et salafistes indéterminé-e-s et… les citoyennes et citoyens québécois de confession musulmane. La raison de leur convocation groupée : les menaces réitérées à la citoyenneté et au vivre-ensemble québécois. Et R. Antonius d’inférer que l’islamophobie est causée autant par le «sectarisme islamiste» que par l’aveuglement complice de certain-e-s progressistes intellectuel-le-s sur ce sectarisme. Autant de glissements fallacieux qu’il est nécessaire et aisé de déconstruire.

Premièrement, un argument clef des groupes identitaires est de s’affirmer victimes de censure lorsqu’ils critiquent toutes ou certaines formes d’islam. Mais les propos hostiles à l’islam et/ou aux musulman-e-s sont au contraire très présents dans nombre d’espaces médiatiques, comme le montrent de multiples recherches au Québec et bien d’autres pays occidentaux. Il est donc infondé de déplorer la censure d’opinions omniprésentes défavorables à l’islam. Cette hostilité à l’islam est populaire, médiatique et étatique.

Deuxièmement, les nombreuses critiques de l’islam et ses interprétations sont politiquement encouragées. Bien avant les orientalistes savants qui légitimaient le colonialisme aux 19e et 20e siècles, l’Église catholique a produit un considérable corpus islamophobe pour justifier les croisades. Puis ce furent les interventions et guerres états-uniennes au Moyen-Orient qui entrainèrent des centaines de savant-e-s, intellectuel-le-s, entrepreneurs divers et journalistes occidentaux dans le même projet : dénigrer tout ou partie de l’islam, fabriquer les musulmanes et les musulmans comme problèmes à «sauver» ou à «éradiquer». Il s’agit aussi de pathologiser ou théologiser – c’est-à-dire dépolitiser – les contestations à l’ordre autoritaire et états-unien du monde. Cette industrie islamoscope procure aujourd’hui d’énormes rentes politiques et financières à ses entrepreneurs intellectuels.

Cette industrie islamoscope procure aujourd’hui d’énormes rentes politiques et financières à ses entrepreneurs intellectuels.

Troisièmement, la légitime critique de l’islam et ses interprétations n’a pas attendu ces entrepreneurs de normes occidentaux pour exister. La normativité musulmane, expliquent les islamologues, ce sont des millions de textes, avis, analyses et débats, dès les origines et depuis 1500 ans, dans toutes les communautés musulmanes du monde. Ces débats critiques ont donné lieu à des conflits, des scissions, des branches et des écoles multiples, sans aucune centralisation doctrinale analogue au pouvoir autoritaire de l’Église catholique. Ils ont mobilisé des expertises érudites très avancées et fondé diverses institutions universitaires encore vivantes aujourd’hui, loin de tout sectarisme.

Quatrièmement, R. Antonius affirme que «pour bien prendre la mesure de la situation [québécoise], il faut comprendre que les courants islamistes ont réussi à imposer leur vision sectaire de l’islam et du rapport aux non-musulmans assez largement dans les sociétés musulmanes». Cela reconduit une des plus grandes méprises orientalistes, d’un autre âge scientifique : amalgamer et lier les situations de 1.6 milliards de personnes musulmanes du globe, et confondre ce qui ressort des mobilisations politiques à référent religieux, des pratiques religieuses et des identités religieuses. Et ainsi nier l’historicité de chaque société, fusse-t-elle musulmanne, puis nier l’agentivité des musulmans et musulmanes québécoises, pour finalement insinuer qu’ils peuvent constituer des risques pour leur propre société.

Cinquièmement, ramener les musulmanes et musulmans québécois à une communauté de destin exotique, comme s’ils et elles étaient par défaut des corps étrangers venus «d’ailleurs» et «à intégrer», contribue à les altériser. Suggérer qu’ils constituent des vecteurs possibles de «menaces à la citoyenneté et au vivre ensemble», sans même que ne soit précisé ce qu’entend l’auteur par «anti-citoyenneté», est fumeux et se rapproche dangereusement de ce racisme spécifique et vivace nommé islamophobie. Enfin, de même qu’Obama-président n’a pas signifié la fin du racisme anti-noir-e-s aux États-Unis, la présence d’individus musulmans au sein des «élites» ne saurait minorer cette islamophobie comme l’affirme R. Antonius.

Sixièmement : s’il est toujours payant idéologiquement de ramener la situation locale à des lieux et moments autrement plus dramatiques comme en Syrie, il ne faut pas que cela se fasse contre la vérité. La réalité des sociétés musulmanes et celle d’histoires plurielles et fragmentées, autour d’enjeux et dynamiques distinctes. Les dizaines de chercheuses et chercheurs travaillant sur/dans des sociétés où l’islam est majoritaire, ne sont pas capables de définir «un islamisme» unique. Il existe au contraire un tel émiettement des usages du référent religieux musulman dans les mobilisations politiques observables que toute mise en cohérence est impossible autour du marqueur «islam». Pour tenir compte de cela, il faut être modestes, attentifs aux faits complexes et lire les sciences sociales.

Il existe au contraire un tel émiettement des usages du référent religieux musulman dans les mobilisations politiques observables que toute mise en cohérence est impossible autour du marqueur «islam».

Cette islamoscopie obsessionnelle propose de faire la police théologique et idéologique de l’islam et de ses pratiquant-e-s, mais elle n’est pas vraiment solidaire des dissident-e-s et victimes des violences qui s’exercent dans les communautés musulmanes. Les premiers fabricants de mobilisations violentes à référents musulmans sont les États eux-mêmes, directement pour certains, indirectement pour bien d’autres à force d’instrumentaliser l’islam et d’opprimer les populations. La majeure partie des personnes assassinées dans le monde musulman le sont du fait d’hommes violents de toutes origines et croyances, au moyen d’interventions étatiques locales et étrangères.

Vincent Romani est professeur de science politique à l’UQAM. Il étudie les systèmes de savoirs et les dynamiques de violences politiques.