Notons tout d’abord que de tels discours recourent fréquemment aux guillemets, l’arme typographique qui sert à installer le doute. Disqualifiant à la fois l’existence d’une culture du viol et plus de cinquante ans de recherches et d’actions féministes en matière de violence, Gagnon affirme d’ailleurs que plusieurs «comportements (attouchements, embrassades, commentaires sexistes, etc) […], aussi désagréables soient-ils quand ils ne sont pas désirés, ne sont pas de nature à traumatiser une femme le moindrement raisonnable et équilibrée» – et cela, même si les définitions juridiques considèrent des attouchements non désirés comme des agressions. Ces propos méritent d’être dénoncés, au vu des conséquences néfastes de la violence à caractère sexiste ou sexuelle (les deux types s’entremêlant bien souvent). Ils apparaissent d’autant plus dangereux lorsque, comme ici, ils s’accompagnent d’une hypothèse éculée (celle de l’existence de «comportements spontanés des garçons») et d’autant plus aberrants qu’ils illustrent précisément cette culture du viol qu’ils prétendent nier.

Une nébuleuse de croyances

À commencer par le privilège de contester à coups de guillemets une idée surgie de la colère des femmes.

Au-delà du choc de la formule, il importe d’envisager la notion de culture du viol comme une convocation à réfléchir en quoi chacun et chacune de nous, nos proches, nos idoles, nos institutions — incluant l’école, l’armée, la police, les tribunaux, les médias et les Beaux-Arts — jouons un rôle dans la reproduction d’une culture qui tolère et banalise la violence à caractère sexuel, voire en tire profits et privilèges. À commencer par le privilège de contester à coups de guillemets une idée surgie de la colère des femmes.

Bien que la notion de culture du viol soit d’émergence récente au Québec et dans les espaces militants ou (socio)médiatiques francophones, elle est depuis longtemps mobilisée par les féministes de langue anglaise. Le crédit en revient probablement aux militantes radicales newyorkaises qui publièrent en 1974 le livre Rape: The First Sourcebook for Women. Il s’agit donc d’un outil conceptuel développé pour comprendre le social et en finir avec l’oppression des femmes. Car penser en termes de culture du viol, c’est appréhender une immense nébuleuse de traditions, de croyances, de discours, de gestes, de mécanismes et de pratiques institutionnelles qui ont pour cause ET conséquence la perpétuation d’un ordre social historiquement fondé sur l’appropriation du corps et de la sexualité des femmes.

Ni nature masculine, ni nature féminine

Cet ordre social patriarcal et la culture du viol qui en constitue une déclinaison peuvent compter sur une vieille habitude qui consiste à recourir au naturel pour expliquer le social. Pensons à l’importance exagérée que l’on accorde aux hormones, aux gènes ou encore à la morphologie du cerveau pour expliquer les fameuses «différences» entre hommes et femmes – et justifier une idéologie. Ainsi, quand Lysiane Gagnon fait référence aux «comportements spontanés des petits garçons» qui seraient stigmatisés par un monde scolaire (dont on entraperçoit qu’elle l’associe à un féminin castrant), elle introduit cet insidieux argument de «nature».

Cet ordre social patriarcal et la culture du viol qui en constitue une déclinaison peuvent compter sur une vieille habitude qui consiste à recourir au naturel pour expliquer le social.

Or, les comportements humains ne sont ni instinctifs ni naturels mais le reflet d’une culture, le résultat d’une socialisation, le produit de rapports sociaux. Certes, Gagnon n’élabore pas sur les comportements en question, mais l’apparition de cet exemple dans son argumentation contre l’existence d’une culture du viol percute plus de cinquante ans d’analyses sociologiques ou féministes visant à mettre en évidence le caractère social et culturel des comportements humains. Par exemple, Le Deuxième sexe de Simone de Beauvoir contribue depuis 1949 à réfuter la réalité d’une «nature féminine» et donc d’une «nature masculine». En ce sens, parce qu’elle conteste l’idée archaïque que les hommes sont naturellement agressifs et, corollairement, que la violence sexuelle à l’encontre des femmes est inévitable, la pensée féministe permet d’envisager pleinement le changement social vers l’égalité.

Une culture de l’égalité, vraiment!

Il importe d’intensifier les efforts pour venir à bout des violences que subissent trop de femmes, et pour cela il faut aussi déraciner les «comportements spontanés» ordinaires qui ont des effets peut-être insoupçonnés mais non moins réels sur l’estime de soi des femmes et sur leurs conditions de vie. Il nous reste aussi beaucoup à apprendre sur ce qu’il en coûte (aux femmes et aux personnes subissant le racisme ou ne se conformant pas aux normes de genre, particulièrement) de s’opposer à la culture du viol, mais l’influence de la socialisation est suffisamment démontrée pour exiger une éducation favorisant une meilleure prise de conscience de ces réalités. C’est pourquoi on peut considérer la notion de culture du viol comme un outil qui permet de mieux s’atteler aux changements requis et prétendre à une culture de l’égalité. Encore faut-il reconnaitre la toxicité d’un environnement dans lequel tout le monde «baigne» en effet, et le fait qu’à des degrés divers, consciemment ou non, tout le monde le reproduit, incluant les femmes. Toutefois, cette complexe dynamique de reproduction sociale ne doit jamais occulter cette réalité : les violences sexuelles sont pour l’écrasante majorité commises par des hommes contre des femmes.

Bref, il est plus que temps de regarder la culture du viol en face.

Sandrine Ricci est sociologue et chargée de cours à l’Université du Québec à Montréal. Son projet doctoral porte sur la culture du viol en milieu universitaire.