Est-ce que le milieu journalistique monterait aux barricades avec la même verve s’il s’agissait d’un journaliste inconnu, dont le nom ne serait pas aussi célèbre, et qui ne travaillerait pas dans un «grand» quotidien? Qu’en est-il du journaliste indépendant, tout aussi capable de mener de grandes enquêtes et ayant lui aussi des sources à protéger, des contacts anonymes, des sujets délicats à traiter dans la plus grande confidentialité?
Patrick Lagacé, dont je respecte grandement le travail, est chroniqueur. S’il parle parfois à des sources compromettantes pour ses billets d’humeur, il le fait probablement moins régulièrement que plusieurs journalistes d’enquête, comme il le dit lui-même dans son texte, et comme il a été révélé aujourd’hui dans un article du Journal de Montréal. Et quand c’est le cas, c’est dans son droit le plus fondamental de ne pas révéler à qui il parle, ou que quand il le fait, ce soit dans la plus grande discrétion, sans craindre qu’une tierce partie ne soit à l’écoute…
Les révélations de lundi témoignent d’une grave entrave à la vie privée et au travail journalistique. Malgré toutes nos précautions (messages cryptés, utilisation de TOR, etc.), comment pouvons-nous continuer à exercer notre métier de chien de garde de la démocratie si nous nous savons épié-e-s? De plus, par un organisme (la police) qui lui aussi, se porte supposément à la défense du public (prétention de plus en plus questionnable vu ses agissements des dernières années, du profilage racial à son comportement dans les manifestations)? Comment garantir à nos sources leur protection alors que nous ne sommes nous-mêmes pas sûr-es d’en avoir une?
Ailleurs dans le monde, des journalistes meurent chaque jour à cause des propos qu’ils rapportent grâce à leurs sources, à cause des informations qu’ils révèlent, et parce qu’ils sont espionnés de tout bord tout côté.
Chantal Hébert soulignait ce matin à ICI Radio-Canada Première (qui, suite aux évènements du lac Meech, avait été placée sous écoute électronique), que cet évènement provoque un lourd questionnement à propos du système de justice. Que retient-on en effet d’un juge qui donne le feu vert à la police pour espionner des journalistes — une autorisation venant en plus d’un autre organe supposément au service du public. Le premier ministre Couillard a annoncé qu’il mettrait sur pied un comité d’experts pour évaluer le travail du service policier. Reste à voir qui en fera partie. Car, comme on le sait, c’est souvent la police qui enquête sur la police, avec les résultats que l’on connaît. Ou pas, justement.
Comme le dit Lagacé lui-même, nous continuerons de faire notre métier, envers et contre tous, les médias indépendants inclus. Même si nous prenons encore plus de risques, que nous ne sommes pas appuyés par «les principaux patrons de presse», parfois même désavoués par ces derniers. Malgré tout cela, nos dossiers avancent, des sources continuent de vouloir nous parler. Et ni la police ni la justice ne nous empêcheront de faire notre métier et d’être au service d’une population avide de vérité.
Nous ne réitèrerons jamais assez l’importance des points de vue multiple dans les médias. Et de celui des indépendants, qui souvent, ont justement le temps de pousser des enquêtes et de fouiller des sujets épineux, parfois même dangereux. Et ce, sans soutien judiciaire ni professionnel en cas de poursuites ou de dérives comme celle que nous avons vue cette semaine. Nous devons donc travailler tous ensemble à défendre la liberté journalistique, et à dénoncer ce genre de situation, peu importe où nous nous situons sur l’échiquier médiatique, et, peu importe nos moyens, toujours insuffisants, mais qui ne nous empêcheront pas d’aller toujours plus loin et de faire la lumière sur les nombreux enjeux de société qui nous habitent.
À lire sur un sujet similaire, l’éditorial de nos collègues anglophones, sur l’arrestation de Justin Brake, journaliste et rédacteur en chef du «Independant », un important journal de Terre-Neuve-et-Labrador, qui porte également entrave à la liberté d’expression.