J’aurais aimé qu’on casse tout ce soir-là, qu’on laisse nos tripes hurler et qu’on scande des slogans ravageurs. Or, quelle ne fut pas ma stupéfaction d’avoir à faire le piquet pendant plus d’une heure, quelque part entre 0 et 5 degrés Celcius, sur la place Émilie-Gamelin, tout ça pour m’entendre dire, alors que je me concentrais très fort pour ne pas perdre d’orteil, qu’on était tellement heureuses de voir des hommes ici ce soir et que ce n’était pas seulement la lutte des femmes, mais «la lutte de tout le monde». Pardon?
La lutte aux agressions sexuelles, une lutte féministe
Lorsque l’on dit que 96,8 % des agresseurs sont des hommes et que 78,1% des victimes sont des femmes, s’il y a bien quelque chose de systémique à retenir ici, c’est que des hommes agressent des femmes. S’il y a donc une structure ou un système à mettre au jour, c’est la domination des hommes sur les femmes. J’ai bien nommé (puisqu’il faut, semble-t-il, le répéter) le patriarcat.
Le patriarcat n’est pas une abstraction qui flotte au-dessus de la société et dont on ne connaît pas la provenance. Pour exister et se maintenir, il doit s’incarner dans des pratiques concrètes perpétuées par des personnes de chaire et d’os. Si ces pratiques oppriment les femmes et que celles-ci s’en aperçoivent, il y a fort à parier que ce ne sont pas elles qui refusent de changer leurs comportements, mais bien plutôt les hommes. La lutte au patriarcat n’est donc pas «la lutte de tout le monde». C’est la lutte des femmes. C’est bien pour refléter cette réalité qu’on l’a appelée féminisme et non pas, par exemple, égalitarisme.
Bien sûr, il peut y avoir des alliés. Les humains ne sont pas des automates entièrement contraints et déterminés par des structures. Certains, animés par des valeurs de justice et d’égalité, peuvent certainement chercher à s’extraire de systèmes qui les avantagent et les dépasser. Cependant, si la vaste majorité des hommes trouvaient injuste de dominer la société, je me demande bien pourquoi nous vivrions encore sous le patriarcat!
Simplement culturel?
Ce débat a fait rage dans les années 90 mais il semblerait qu’il soit loin d’être clos. Le patriarcat, ce n’est pas seulement (bien qu’il y ait de ça aussi) une culture un peu niaiseuse dans laquelle on dévalorise et discrimine les femmes à cause de préjugés stupides sur leurs capacités soi-disant inférieures. Si ce n’était que ça, nous n’aurions qu’à nous rendre compte de notre stupidité collective et cesser immédiatement. Ce serait facile, non?
Mais la raison pour laquelle les choses sont si lentes à changer, alors qu’Olympe de Gouge était déjà dégoûtée par les machos de la révolution française il y a plus de 200 ans, c’est parce que beaucoup de gens tirent des avantages de la situation actuelle et cela ne les dérange pas du tout, bien au contraire. Oui, les hommes tirent des privilèges du patriarcat: il faudra bien finir par le dire!
Lutter contre le patriarcat, c’est donc lutter contre une société dans laquelle il existe des privilèges pour un groupe, au détriment d’un autre. Car si les hommes sont avantagés, c’est bien parce qu’ils s’approprient quelque chose des femmes. Dans le cas qui nous occupe ici, c’est le corps des femmes, auquel ils se donnent un libre accès, qui constitue la ressource appropriée. On pourrait également parler de tout ce temps de travail, approprié gratuitement à l’intérieur du foyer familial ou pour un salaire moindre que celui des hommes à l’extérieur de la maison.
Le patriarcat n’est donc pas «simplement culturel»: il s’érige également comme système économique, qui permet de transférer, sans compensation, des ressources d’un groupe à un autre. La «culture du viol», c’est aussi un «marché du sexe», avec le net avantage que l’on n’a ni besoin de débourser lorsque l’on veut répondre à ses besoins, ni d’être désiré en retour. Un marché du sexe gratuit, donc.
Le rôle des alliés
Oui, oui, ne vous époumonez pas à me dire que tous les hommes ne sont pas des violeurs. #NotAllMen. Évidemment, sinon je ne serais plus hétéro depuis belle lurette. Mais les hommes ne sont pas spontanément les bienvenus dans la lutte féministe. Encore faut-il qu’ils démontrent leur capacité à ne pas dominer. Et par là, j’entends aussi ne pas monopoliser le crachoir du féminisme, ne pas venir nous expliquer à tout bout de champ comment nous libérer nous-mêmes et ce que nous devrions faire ou ne pas faire pour «aider notre cause».
Oui, oui, tu as bien compris: si tu m’écris pour me mansplainer comment devrait se comporter une bonne féministe pour une lutte victorieuse, pour TA lutte humaniste en route vers l’égalité de tous et toutes, joyeusement, main dans la main, tu n’es pas un allié. Tu es un macho. Je sais, tu n’aimes pas avoir tort et, avoue-le, tu as le mot «hystérique» sur le bord de lèvres… Mais un bon allié écoute les femmes, relaie leur parole et les appuie. En d’autres termes, un bon allié a un rôle secondaire. Un rôle de soutien.
La lutte à la culture du viol, ou ce que je propose d’appeler le «marché du sexe gratuit», c’est la lutte des femmes. Évidemment, nous invitons nos alliés à avoir certains rôles actifs, notamment en remettant en question leurs comportements dominateurs et ceux de leurs pairs, lorsqu’ils en observent. Simplement, ils n’auront pas de médailles pour ça. Ne pas dominer, c’est juste une chose de base; ils n’ont pas besoin de se mettre à l’avant-scène pour le faire. Ce que nous voulons surtout mettre en lumière, c’est le travail des femmes. C’est à quel point nous sommes fières du courage et de l’acharnement de toutes celles qui prennent la parole et qui s’organisent pour lutter. Tant qu’il le faudra.