Nous sommes en 2004, dans un tribunal de Virginie-Occidentale aux États-Unis. Sur le banc des accusés, une compagnie pharmaceutique, Purdue Pharma, fabricant de l’OxyContin. Les procureurs de l’État lui reprochent un marketing douteux : en effet, la compagnie originaire du Connecticut s’est livrée à un lobbying intense auprès de médecins afin qu’ils prescrivent cet antidouleur à base d’oxycodone — un puissant opioïde — à leurs patients, en leur assurant que la pilule libérait lentement son effet apaisant sur une période de 12 heures. Mais en «oubliant» un détail important : cela n’est plus du tout vrai lorsque la pilule est écrasée et réduite en poudre, pour être prisée ou injectée… On obtient alors un produit aux effets similaires à ceux de l’héroïne, incluant une forte dépendance. L’OxyContin est tristement célèbre aujourd’hui précisément pour cette raison.
Purdue s’en sort avec un règlement à l’amiable, et verse 10 millions $ US à la Virginie-Occidentale. D’autres cas suivront, comme l’an dernier au Kentucky, État auquel Purdue a payé 24 millions $ US. En 2007, la compagnie est condamnée à une amende de 600 millions US $ par une cour fédérale. Une goutte d’eau en comparaison des 31 milliards US $ de revenus que la pharmaceutique a engrangés grâce à ce produit…
Le site d’information STAT News, qui se spécialise dans la médecine et la santé, a obtenu les documents déposés devant le tribunal de Virginie-Occidentale il y a 12 ans. Son enquête, publiée à la fin septembre, met en lumière la drôle de stratégie marketing qui a permis de doper les ventes de la dangereuse substance. Derrière celle-ci, on trouve une autre compagnie pharmaceutique, plus grande, du nom d’Abbott, qui a travaillé main dans la main avec Purdue de 1996 à 2002, juste après que la Food and Drug Administration ait approuvé le produit.
Pour séduire, offrez des beignes!
C’est Abbott qui a mis en place la croisade dont les termes, repris plus haut, apparaissent réellement dans des mémos de la compagnie. La compagnie a mobilisé pas moins de 300 représentants pour imposer l’opiacé dans les hôpitaux et les cliniques de chirurgie, où ses forces de vente avaient déjà un solide ancrage. Ces « croisés royaux » avaient pour ordre de minimiser la menace de dépendance à l’OxyContin. Les instructions étaient très précises, comme le rapporte STAT News : ainsi, une « feuille de coaching » conseillait aux représentants de parler des éventuels abus d’OxyContin avec un médecin seulement si celui-ci abordait la question. Le cas échéant, il fallait lui répondre que «seuls les itinérants en font un mauvais usage, pas les patients vraiment atteints de douleurs».
Les employés les plus performants pouvaient empocher des primes allant jusqu’à 20 000 $, ou se faisaient offrir des vacances de luxe. Ce qui les amenait à développer des stratégies déroutantes… Comme pour convaincre ce chirurgien orthopédiste réticent, qui refusait de prescrire de l’OxyContin à ses patients malgré les visites répétées des vendeurs d’Abbott. Devant l’insistance de ceux-ci, des infirmières et des employés de bureau finissent par vendre la mèche : le docteur a un faible pour la malbouffe… La semaine suivante, un représentant se présente à son bureau avec une boîte pleine de beignes et de gâteaux, disposés de manière à former le mot « OxyContin ». Une note interne de la pharmaceutique soutient que le stratagème a fonctionné : non seulement le chirurgien s’est enfin résolu à écouter le discours de vente, mais le personnel d’Abbott a continué de le visiter au cours des semaines suivantes, lui demandant chaque fois de transférer au moins trois utilisateurs d’autres analgésiques vers l’OxyContin.
Des méthodes similaires étaient utilisées par les membres de la Croisade : par exemple, rencontrer un médecin au comptoir à emporter de son restaurant préféré, discuter quelques minutes avec lui du fameux médicament, le temps que sa commande arrive… et régler cette dernière. Ou alors, lui donner rendez-vous dans une librairie, lui offrir une carte-cadeau et lui jaser OxyContin pendant qu’il choisit son prochain roman de chevet…
Les résultats ne se sont pas fait attendre : en 1996, les ventes d’OxyContin représentaient 49 millions $ US. En 2002, elles s’élevaient à 1,6 milliard. Sur cette période, Purdue a versé des commissions dépassant le demi-milliard à Abbott.
Une crise continentale
Surtout, l’OxyContin s’est imposé comme l’un des opioïdes sur ordonnance les plus consommés aux États-Unis. Il fait notamment des ravages dans les régions pauvres des Appalaches, comme la Virginie-Occidentale ou le Kentucky, où il a été prescrit en abondance aux travailleurs des anciennes mines de charbon. Le marché noir de la revente a propagé l’épidémie, qui vaut à l’OxyContin le surnom de «héroïne du hillbilly».
Mais il frappe aussi au nord de la frontière : «Ce n’est pas seulement des itinérants qui prennent de l’OxyContin, témoigne Yves Séguin, directeur général du Centre d’intervention et de prévention en toxicomanie de l’Outaouais (CIPTO) à Gatineau. Mais aussi des personnes qui ont des douleurs chroniques suite à un accident d’auto ou de travail.» M. Séguin estime qu’environ 50 % des personnes dépendantes aux opioïdes qu’il côtoie ont développé une dépendance suite à une prescription d’un médecin. Ces derniers temps, c’est le fentanyl, jusqu’à 40 fois plus puissant, qui fait davantage parler : on peut l’obtenir sur prescription, ou l’acheter facilement sur internet, souvent de laboratoires clandestins chinois.
Pour enrayer le trafic d’OxyContin, le gouvernement du Québec a resserré ses règles de prescription en 2012. De son côté, Purdue a revu sa formule, et l’a remplacé par l’OxyNEO, censé être impossible à injecter : «Quand on le dilue, il se transforme en une gélatine», explique Yves Séguin. Insuffisant, toutefois, pour vaincre le fléau : «Cela ne change rien pour ceux qui veulent le fumer ou le priser, poursuit-il. Certains sont même assez rapides pour être capables de se l’injecter.»
De nombreux vols d’OxyContin ont été recensés dans les entrepôts ou lors de son transport… Au début du mois, Radio-Canada révélait les résultats des saisies de stupéfiants par le Service de police de la ville de Gatineau : déjà 1 563 pilules d’OxyContin interceptées pour l’année en cours, contre 255 en 2015 et 120 en 2014. Du côté du CIPTO, on ne note pourtant pas de hausse significative sur le terrain, si ce n’est la conversion aux opiacés de quelques accros au crack. En fait, la situation est stable depuis de nombreuses années, d’après Yves Séguin.
Peut-être faut-il considérer une période de temps plus large pour prendre la mesure de la catastrophe : aux États-Unis, le nombre d’overdoses a plus que doublé depuis 1999. Les drogues ont causé plus de 47 000 morts en 2014 – davantage que les accidents de la route ou les armes à feu. Toute l’Amérique du Nord est aujourd’hui plongée dans une «crise des opioïdes» dont les graines ont été semées il y a déjà fort bien longtemps sous forme d’ordonnance de médecins…