En temps normal, la culture du viol est diffuse. Elle est la norme, l’habituel, le statu quo. Elle s’inscrit dans nos institutions, comme le système judiciaire, la police, les ordres professionnels. Elle prend forme dans les publicités et dans l’industrie du divertissement. Elle se voit dans les initiations sur les campus universitaires. Mais parce qu’elle paraît normale, la société ne la questionne pas tellement. D’autant plus que personne ne la défend ouvertement. Personne ne souhaite être la figure emblématique de la culture du viol. La vaste majorité des hommes s’en dissocient. Aucun mouvement au Québec ne porte la parole de cette culture, mais ça ne veut pas dire qu’on prend pour autant les femmes au sérieux.
Des intérêts à ne pas bouger
Facile, donc, de se dissocier de Trump. Facile aussi de trouver qu’ici, ce n’est pas si pire. Mais la culture du viol n’a pas besoin d’un porte-parole pour exister. Les multiples exemples récents de la prégnance de la culture du viol au Québec en sont la preuve. La culture du viol est présente dans toutes les sphères de la vie. Si elle se maintient, c’est qu’elle sert à quelque chose. Elle sert, quant à moi, à nous contenir, à couper nos ailes et nos aspirations. À limiter notre capacité à prendre notre place. Il y a donc des intérêts à ne pas bouger.
Force est de constater, d’ailleurs, que la culture du viol se perpétue sans des porte-paroles de la trempe de Trump. La plupart du temps, les féministes sont obligées de combattre un phénomène sans visage et sans organisation. Bien sûr, il y a toujours Éric Duhaime pour comparer la culture du viol à un vol de voiture, mais bien peu d’hommes vont explicitement légitimer le phénomène. Ceci étant dit, il serait dangereux de penser que la culture du viol s’incarne uniquement chez des hommes abjects. Elle est partout et elle est tolérée.
Il devient de plus en plus évident que le Parti Libéral du Québec a longtemps toléré les comportements sexistes de Gerry Sklavounos, ce député qui fait l’objet d’une plainte déposée à la police pour agression sexuelle. Un maire reconnu coupable d’agression sexuelle d’une employée reste en poste, elle perd le sien. Les policiers de la Sûreté du Québec qui font l’objet de dénonciation de la part de femmes autochtones s’organisent pour intimider les mêmes femmes qui ont dénoncé. L’armée et la GRC résistent à reconnaître les problèmes dans leurs rangs. Le Collège des médecins ne tape que très doucement sur les doigts des médecins reconnus comme ayant commis une agression sexuelle. Les universités ne bougent que très lentement devant les multiples dénonciations de la culture du viol sur les campus, préférant minimiser le phénomène. Lorsqu’une femme d’origine arabe dénonce l’initiation à son université pour son caractère sexiste, elle fait l’objet de commentaires racistes de la part du public! Les dénonciations du Plan Nord et ses effets sur le taux de violence à l’égard des femmes passent inaperçues. Dans mon fil d’actualité sur Facebook, je lis plusieurs témoignages de femmes qui se sont tournées vers la police pour ensuite entendre qu’elles pourraient ruiner la vie de leur agresseur si elles allaient de l’avant avec leur plainte.
Pendant ce temps, le taux de dénonciation à la police diminue. Le gouvernement du Québec tarde depuis trois ans à faire connaître ses orientations en matière de violence sexuelle. Les radios poubelles font une chasse aux sorcières. Les Centres d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel (CALACS) peinent à répondre à la demande. Un programme d’éducation à des rapports sexuels sains et égalitaires tarde être intégré dans les écoles. Celles qui osent dénoncer font face à un barrage de propos sexistes ou racistes sur les réseaux sociaux mettant en doute leur parole, leur féminité, leur légitimité.
Résistances et solidarités
Heureusement, les femmes se mobilisent encore – pour se soutenir et pour exprimer leur indignation. Depuis le mouvement #agressionnondénoncée, les vagues de mobilisations se suivent et ne s’arrêtent pas. Que ce soit en Amérique latine avec #NiUnaMemos, aux États-Unis avec #PussyGrabsBack ou encore les femmes polonaises qui ont fait la leçon aux politiciens voulant prendre le contrôle de leur corps, les femmes refusent le statu quo, qu’il ait ou non un porte-parole officiel.
Ne soyons pas dupes. Lorsque les femmes dénoncent, la riposte est immédiate. Ce n’est pas long, et elles se retrouvent souvent seules à gérer leurs plaies, tant celles qui découlent de l’agression que celles qui dérivent du mépris collectif pour les victimes. C’est l’une des raisons pour lesquelles il est absolument nécessaire de montrer notre force et notre refus devant les tentatives de salir notre réputation. Ce n’est pas à nous, les femmes ayant vécu de la violence sexuelle, de porter le fardeau : c’est à toutes les composantes de la société – en premier lieu les hommes, violents ou non – de se demander en quoi elles tirent avantage de la violence envers les femmes.
Au Québec, dans plusieurs villes, des manifestations auront lieu le 26 octobre pour dénoncer la culture du viol. Ce sera l’occasion, je l’espère, pour les femmes et leurs alliés de se solidariser autour des victimes d’agressions sexuelles. Qu’elles soient victimes d’un politicien puissant ou d’un pur inconnu. Qu’elles travaillent dans une maison privée comme domestique ou dans une grande boîte. Qu’elles s’expriment bien en français ou non. Qu’elles aient ou non travaillé dans l’industrie du sexe. Qu’elles aiment coucher avec beaucoup d’hommes ou pas. Qu’elles soient cis ou trans. Qu’elles aient ou non des problèmes de santé mentale. Que leurs comportements post-agression aient ou non du sens pour quiconque. Qu’elles aient ou non le profil d’une victime «respectable».
J’ai besoin de croire enfin que nous ne sommes pas seules à penser qu’il y a dans la violence sexuelle une trahison fondamentale de notre humanité.