Leur commémoration comme pionnières féministes et héroïnes nationales masque cependant leur participation aux discours et politiques eugénistes visant notamment à stériliser les personnes considérées comme «faibles d’esprit», les personnes racisées et les autochtones. En tant que féministes, il est essentiel de prendre un recul critique face à une histoire féministe blanche nationaliste occultant l’héritage continu du colonialisme, du racisme et du capacitisme.
Les Famous Five, «nos» héroïnes
L’histoire des Famous Five est le plus souvent racontée comme celle de cinq femmes «extraordinaires» dont le combat constitue une des étapes de la longue marche canadienne vers l’égalité. Selon la Famous 5 Foundation, Nellie McClung, Irene Parlby, Emily Murphy, Louise McKinney et Henrietta Muir Edwards ont ensemble «formé une force imparable qui a changé le monde pour les femmes au Canada et dans tous les pays du Commonwealth». Elles ont ainsi été élevées au rang d’héroïnes nationales. Depuis 2000, deux statues identiques, réalisées par Barbara Paterson, leur rend hommage sur la colline du Parlement à Ottawa et sur la place Olympique de Calgary, en Alberta, dont la plupart des Célèbres Cinq sont originaires. De 2001 à 2011, elles sont représentées sur le billet canadien de 50$ et Nelly McClung est une des femmes canadiennes en lice pour apparaître sur un des nouveaux billets de polymère.
Il n’est guère surprenant que le récit national canadien repose sur l’occultation de son histoire raciste, coloniale et capacitiste, évitant ainsi de reconnaître les transformations actuelles de ces systèmes d’oppression. En revanche, il est beaucoup plus problématique que les féministes participent à la commémoration nationale du 18 octobre et reproduisent sans le questionner ce récit faisant des Célèbres Cinq des pionnières du féminisme. En outre, Marie-Jo Nadeau (2013) nous met en garde contre la tentation d’intégrer seulement superficiellement une distance critique par rapport aux Famous Five en les célébrant comme des «héroïnes imparfaites» imprégnées des préjugés de leur époque. Une telle représentation relègue dans le passé les oppressions racistes, capacitistes et coloniales, oblitérant à la fois qu’elles étaient déjà contestées et qu’elles sont toujours, bien que différemment, prégnantes. Il est temps, suite à la mobilisation et aux recherches de féministes racisées, autochtones et en situation de handicap, de déboulonner les Célèbres Cinq de leur piédestal.
L’«oubli» de l’eugénisme
Il ne s’agit pas ici de remettre en question le fait que les Célèbres Cinq ont eu à affronter durant de longues années les résistances patriarcales de la classe politique, juridique et médiatique sous le règne de Mackenzie King. Il s’agit plutôt de reconnaître qu’elles participaient aussi à construire un Canada blanc, chrétien, colonial et «sain». Le terme «eugénisme» a été inventé en 1883 par Francis Galton, cousin de Charles Darwin. Le mouvement eugéniste, qui s’est ensuite largement répandu au Canada, visait à améliorer «la race anglo-saxonne» par la limitation des naissances des êtres considérés comme inférieurs. Les «déficients mentaux», les personnes racisées et les autochtones étaient considérés comme prédisposés à développer des comportements immoraux et criminels, tels que l’alcoolisme et la «promiscuité». Plusieurs provinces au Canada ont alors mis en place des politiques de stérilisation, comme l’Alberta avec le Sexual Sterilization Act en 1928.
Or, l’eugénisme a fait partie intégrante de l’histoire féministe canadienne. Le féminisme eugéniste permettait de justifier le rôle politique de certaines femmes dans la société coloniale blanche canadienne en tant que femmes responsables de la santé et de l’avenir de la «race» anglo-saxonne. Parmi les propagandistes des discours et des politiques eugénistes et racistes figurent trois des principales Célèbres Cinq : Nellie McClung, Emily Murphy et Irene Parlby. Inquiètes d’une déréliction de «la race», de la non-disparition des autochtones et de l’augmentation de l’immigration, elles ont milité pour la stérilisation des personnes, dont les femmes, qu’elles considéraient comme dangereuses et «unfit». Emily Murphy écrivait par exemple : «les aliénés n’ont pas de droit à la postérité». En tant que (première) femme juge du Canada, elle a transféré des personnes dites «malades mentales» vers des hôpitaux pour y être stérilisées.
Comme l’ont brillamment rappelé les travaux de Karen Stote (2015) sur les politiques de stérilisations forcées au Canada, celles-ci ont été dès l’origine imbriquées avec le colonialisme. Les autochtones ont été victimes de ces politiques de manière disproportionnée par rapport à leur présence démographique. Étudiant l’ensemble des mécanismes qui ont mené à l’adoption et à la mise en place de ces pratiques (lois, jugements, pratiques hospitalières, etc.), elle avance que ces stérilisations forcées de populations ciblées font partie intégrante du génocide colonial. De plus, elle montre la permanence du colonialisme à travers l’étude des multiples résistances étatiques à la reconnaissance de ces politiques et au dédommagement des victimes. Rappelons que la loi sur la stérilisation en Alberta ne fut éliminée qu’en 1972.
Contre une histoire féministe oppressive
Ce n’est donc pas pour «toutes les femmes canadiennes» que les Famous Five se sont battues. Occulter ou minimiser leur eugénisme, ce n’est pas seulement faire une erreur historique, c’est aussi faire un choix politique: celui d’évacuer l’histoire coloniale, raciste et capacitiste du Canada et d’ignorer ses impacts persistants sur les inégalités systémiques de notre présent.
Références
Nadeau, M.-Jo. (2013). «Monumental Performances: the Famous Five, Gendered Whiteness and the Making of Canada’s Colonial Present». Dans L. Caldwell, D. Leroux et C. Leung (dir.). Critical Inquiries: A Reader in Studies of Canada (p. 177-196). Halifax: Fernwood Publishing.
Stote, K. (2015). An Act of Genocide. Colonialism and the Sterilization of Aboriginal Women. Winnipeg: Fernwood Publishing.