À l’heure où fusent dans l’univers médiatique les réactions passionnées autour d’un hidjab, d’un burkini ou des vagues de réfugié-es, nous avons eu envie de discuter avec l’anthropologue d’origine palestinienne Yara El-Ghadban de nos idées reçues, mais aussi des essais et des romans qui permettent de s’en éloigner pour mieux saisir toute la complexité de cet Autre souvent redouté.

«La figure de l’Oriental à la fois séduisant et menaçant perdure depuis des siècles. C’est très enraciné dans la pensée occidentale, à tous les niveaux, comme Saïd l’a montré. Même un intellectuel humaniste comme Victor Hugo, donné en exemple comme penseur de la tolérance, n’y a pas échappé», souligne l’anthropologue et écrivaine Yara El-Ghadban, qui a passé son enfance entre Dubaï, Beyrouth et Damas avant de s’installer à Montréal en 1989. «Mais alors que les élites intellectuelle et médiatique avaient tendance jusqu’à un certain point à contester ce type de discours depuis l’époque des décolonisations, après les attentats contre le World Trade Center, celui-ci s’est libéré et décomplexé.»

«La figure de l’Oriental à la fois séduisant et menaçant perdure depuis des siècles. C’est très enraciné dans la pensée occidentale, à tous les niveaux, comme Saïd l’a montré. Même un intellectuel humaniste comme Victor Hugo, donné en exemple comme penseur de la tolérance, n’y a pas échappé»

À en croire certaines représentations médiatiques, les peuples musulmans seraient ainsi violents et inaptes à la démocratie, se désole-t-elle. «Parfois ce sont des choses très subtiles: on évoque l’hypocrisie et même la perversion. Je pense notamment au film hollywoodien Jamais sans ma fille (1991) ou la nouvelle série Marco Polo (2014-), produite par Netflix, où le personnage arabe est représenté comme un traitre machiavélien. Et il y a évidemment la question du rapport aux femmes… Ce n’est pas pour dire que ces sociétés-là n’ont pas leurs problèmes et leur autocritique à faire. Toute société doit faire face aux inégalités et à la violence et doit se questionner sur elle-même, mais là on est dans une posture à la fois méprisante et civilisatrice. C’était la pensée derrière l’invasion de l’Irak, et le 11 septembre a servi de prétexte pour réactiver ce genre de discours», observe-t-elle.

Les cultures ne sont pas homogènes et fixes

Pour fuir les stéréotypes culturels et mieux réfléchir en profondeur, El-Ghadban invite à se pencher sur le travail «extraordinaire» de l’anthropologue Lila Abu-Lughod. Son ouvrage majeur Veiled sentiments (University of California Press, 1986/2016), tout juste réédité pour son trentième anniversaire, parle de la poésie des femmes dans une communauté de Bédouins en Égypte. «Une poésie qui leur a servi de véhicule d’expression de soi, mais aussi de subversion de certaines normes sociales, souligne-t-elle. Abu-Lughod fait appel à une ethnographie du particulier. C’est que l’anthropologie classique avait tendance à représenter les sociétés comme des entités organiques que l’on compare, une posture qui a été remise en question par l’anthropologie critique. En fait, les sociétés et les cultures ne sont pas stables, et l’homogénéité dans les cultures est une illusion. Pour acquérir l’homogénéité, il faut une grande violence. Donc les cultures en général ont tendance plutôt à être mobiles, complexes et hétérogènes.»

En fait, les sociétés et les cultures ne sont pas stables, et l’homogénéité dans les cultures est une illusion. Pour acquérir l’homogénéité, il faut une grande violence. Donc les cultures en général ont tendance plutôt à être mobiles, complexes et hétérogènes.

Professeure à l’Université Columbia de New York, Abu-Lughod s’intéresse notamment aux dynamiques de genre au Moyen-Orient et accorde beaucoup d’importance à l’observation d’histoires individuelles. «Elle nous lance le défi d’écrire contre cette conception statique de la culture en nous rappelant que les sociétés sont composées d’autant de vies et d’expériences qu’il y a de gens, explique El-Ghadban. L’une des façons de briser les idées reçues sur l’Autre, c’est d’abord en le voyant comme une personne particulière, tout aussi unique que peut l’être l’anthropologue qui l’observe. Ce n’est pas pour dire que nous sommes déconnectés de notre histoire et de notre culture, mais plutôt que celles-ci bougent constamment, car elles sont toujours remises en question, réécrites, renégociées à travers même leur transmission. Alors que certaines structures de pouvoir sont reproduites, d’autres dynamiques sociales émergent pour les contester, produisant une tension créative.»

Les femmes musulmanes ont-elles besoin d’être sauvées?

Abu-Lughod a récemment écrit un ouvrage qui s’intitule Do Muslim Women Need Saving? (2013, Harvard University Press), un titre qui pique la curiosité. L’anthropologue montréalaise explique que celui-ci se voulait d’abord une réponse aux justifications évoquées par le gouvernement des États-Unis pour entrer en guerre en Afghanistan en 2001.

«Mais ce titre touche à un discours répandu dans les médias, dit-elle, bien qu’il ait pourtant été déconstruit à maintes reprises dans les études du genre et la critique postcoloniale. Abu-Lughod soulève dans cet essai les idées reçues sur la liberté, et sur le rapport au corps, à l’espace privé et public, qui ont tendance à réduire la liberté à une libération des contraintes religieuses, à traiter le corps comme le véhicule principal d’expression de soi et d’entrée dans l’espace public et à dévaloriser l’espace privé et le droit à l’intimité. Or, des chercheures comme Leila Ahmed qui a étudié l’histoire du hidjab en Égypte ont souligné les dynamiques de classe qui sont reliées au fait de porter ou non le hidjab, ou encore de cacher le visage. Par exemple en Égypte, à l’époque ottomane, c’était les femmes des nobles ottomans et les aristocrates égyptiennes qui « se voilaient » pour se distinguer du reste de la population.»

Les discours réducteurs et décomplexés participent d’une certaine façon à anéantir les histoires particulières des sociétés arabo-musulmanes, explique El-Ghadban. Ainsi considère-t-on trop facilement que les femmes qui portent le hidjab le font à cause de leur religion ou de leurs maris. On demande à l’anthropologue si tous ces gens qui accolent si aisément une telle signification bien précise au voile des femmes musulmanes n’oublient pas que le hidjab, comme tant d’autres éléments culturels dans l’histoire du monde, a été amené à changer de signification à travers le temps et l’espace parce que les femmes se le réapproprient à leurs manières selon les contextes. «Bien sûr, ça a toujours été le cas!», s’exclame-t-elle.

Une parole qu’on ne veut pas nécessairement entendre

El-Ghadban souligne par exemple que le port du hidjab a pu constituer, dans certains contextes des années 1960 et 1970, une forme de résistance politique à des pouvoirs jugés trop autoritaires dans leur volonté de laïcisation et de standardisation linguistique des populations. Car si le mouvement panarabiste — dominant jusqu’en 1967 — a échoué et mené à de détestables dictatures, explique-t-elle, c’est peut-être notamment parce que ses élites au pouvoir dans les villes ont cherché à imposer un modèle d’État qui faisait fi des particularités historiques et culturelles des sociétés arabo-musulmanes. Proposer une lecture des réalités complexes qui concernent ce que l’historien libanais des idées Samir Kassir percevait comme le continent arabe exige une bonne dose de prudence et d’humilité intellectuelle, rappelle notre interlocutrice, ce qui fait cruellement défaut chez trop de commentateurs médiatisés.

Peut-être faut-il aussi s’intéresser réellement aux gens que l’on pointe du doigt. Le journaliste souligne à l’anthropologue que dans les débats récents autour du voile et du burkini, les femmes qui les portent sont généralement les dernières à qui on va demander respectueusement leur point de vue. «Ce n’est pas surprenant, répond-elle. C’est un trop grand risque, car leurs réponses ne seront pas nécessairement celles qu’on veut entendre. On a tendance à faire appel à des figures arabes ou musulmanes qui reproduisent le discours dominant et à survaloriser leur expertise et leur identité au détriment d’une analyse informée.»

On a tendance à faire appel à des figures arabes ou musulmanes qui reproduisent le discours dominant et à survaloriser leur expertise et leur identité au détriment d’une analyse informée.

Dans son deuxième roman intitulé Le parfum de Nour (Mémoire d’encrier, 2015), El-Ghadban a tenu à montrer qu’on ne peut pas réduire une femme qui porte le hidjab à un simple spécimen d’une catégorie. «Nour est une femme entière, avec une vie intime entière, avec ses désirs, ses péchés, ses risques, comme n’importe quelle femme, dit-elle. Le fait qu’elle porte le hidjab n’a aucune conséquence sur ses décisions. Ce qui ne veut pas dire que celui-ci n’a pas de sens. Au contraire, le hidjab a beaucoup de sens, mais on y a transposé souvent des significations qui ne lui appartiennent pas. Déjà d’utiliser le mot « voile » est problématique, car il connote la dissimulation, l’invisibilisation, alors que le mot foulard ou châle (c’est le mot qu’utilisait ma grand-mère) est beaucoup plus neutre, renvoyant plutôt aux particularités et habitudes vestimentaires variées des femmes qui le portent.»

La littérature pour s’ouvrir l’esprit

Yara El-Ghadban croit plus que jamais que la littérature peut constituer une clé dans notre compréhension du monde et de l’Autre. Une conviction que partage son éditeur Rodney Saint-Éloi chez Mémoire d’encrier, qui écrit que «si la littérature pouvait nous ouvrir les yeux et nous aider à découvrir le monde dans lequel nous vivons, le pari serait alors gagné. Nous serions des femmes et des hommes plus responsables de nous-mêmes et des autres.» Encore faut-il que les plumes de la diversité culturelle soient bien représentées dans l’espace public québécois, ce à quoi les deux auteurs travaillent cet automne par le biais d’un organisme appelé Espace de la diversité, mais aussi d’une tournée d’écrivains nommée Les Livreurs d’imaginaires, qui doit s’arrêter sous peu à Trois-Rivières (7 octobre), Wendake (8 octobre) et Montréal (13 octobre).

Notre interlocutrice confie qu’elle a fini par se sentir plutôt à l’étroit dans la rédaction de type académique en anthropologie, qui n’offre évidemment pas les mêmes possibilités que le roman. «J’ai publié l’un de mes premiers articles — « Palestines imaginaires » — dans la revue Anthropologie et sociétés, raconte-t-elle. Dans cet article, je mélangeais déjà l’écriture littéraire et ethnographique, l’écriture de Soi et celle de l’Autre, ce qui a suscité des réactions fortes. J’ai finalement appris à bien maîtriser le cadre académique, mais j’ai réalisé que c’était aussi une forme très subtile de dépolitisation. Et ça ne me satisfaisait plus.»

Le roman possède à son avis cette capacité de nous faire entrer dans l’intimité de l’existence, de nous plonger dans l’humanité au quotidien, là où les essais et les analyses plus scientifiques s’aventurent moins. Ou peut-être est-ce aussi, comme l’exprime un personnage de son roman, qu’il y a des expériences que la littérature sait mieux raconter. «Je crois que le travail d’un bon romancier, c’est de toucher aux grandes questions existentielles, ou de faire face aux limites de notre humanité, sans jamais oublier les vies humaines uniques qui les portent. C’est en tout cas mon aspiration de transmettre cela au lecteur», dit-elle.

Un monde (arabe) de perspectives

El-Ghadban ne tarit pas d’éloges à l’endroit de certaines romancières palestiniennes actuelles comme Susan Abulhawa (Les matins de Jénine, Buchet-Chastel, 2008) et Sahar Khalifa (Un printemps très chaud, Seuil, 2008), qui a aussi écrit des essais sur la condition féminine. «La nostalgie a longtemps pesé lourd dans l’écriture palestinienne qui cherchait à réhabiliter l’identité palestinienne, la libérer de la posture imposée de la victime ou du terroriste, dit-elle. Aujourd’hui, toute une génération d’écrivains aborde des sujets qui auraient été difficiles à écrire avant. On écrit le rapport à cet Autre Israélien, un rapport pas aussi noir ou blanc qu’on pourrait le croire.» Au moment de notre entretien, elle s’abreuvait d’ailleurs avec grand intérêt à des romans israéliens.

La nostalgie a longtemps pesé lourd dans l’écriture palestinienne qui cherchait à réhabiliter l’identité palestinienne, la libérer de la posture imposée de la victime ou du terroriste, dit-elle. Aujourd’hui, toute une génération d’écrivains aborde des sujets qui auraient été difficiles à écrire avant.

Pour s’enrichir de perspectives intellectuellement stimulantes sur le monde arabe, celle qui est aussi pianiste et ethnomusicologue recommande aux lecteurs de jeter un coup d’œil aux éditions Saqi. Elles sont liées à la librairie Al-Saqi, cofondée à Londres par l’écrivaine et militante libanaise Mai Ghoussoub. L’excellent travail de cette maison a été salué tant par le quotidien The Independent que par le Times de Londres, tandis que l’industrie du livre britannique lui a décerné le prix de la diversité en littérature en 2009.

L’anthropologue insiste en terminant sur la nécessité de construire une véritable relation de solidarité avec l’Autre au Québec, qu’il soit issu des Premières Nations ou de l’immigration. Elle invite évidemment à s’éloigner du mépris, mais aussi de la pitié ou même de cette compassion parfois trop peu constructive: «Quand les personnes immigrantes ou réfugiées arrivent ici, elles ont un réservoir d’énergie presque illimité. Elles sont là parce qu’elles veulent réaliser un rêve et recommencer sa vie. Elles sont reconnaissantes, veulent contribuer et donner de leurs talents, leurs savoirs, leurs histoires. Si la société n’accueille pas ce don et le traite surtout comme un cas de charité ou pire un problème, alors toute cette énergie est gaspillée.»