Aucune ville mieux que Détroit n’incarne à la fois la grandeur et la décadence du rêve américain. La «Motown» (contraction de motor town, la «ville du moteur»), comme on l’appelle souvent, est le lieu de naissance d’Henry Ford, des chaines de montage, et de l’industrie automobile étasunienne. Propulsée dans le courant des années 1910-1920 au rang de fleuron manufacturier du pays, Détroit et ses usines s’imposèrent rapidement en fabrique de l’American Way of Life.

Détroit
Alexis Rapin

Au tournant du millénaire, toutefois, la mondialisation et les politiques néolibérales ont malmené cette monstrueuse cylindrée. Délocalisations et désindustrialisation ont, à partir de la fin des années 1980, arraché à Détroit des centaines de milliers d’emplois, particulièrement dans la classe moyenne ouvrière sur laquelle se basait la prospérité de la région. La crise de 2008, au milieu de ce marasme, est venue porter le coup de grâce à ce colosse déjà chancelant.

Une lente descente aux enfers

L’histoire de Détroit à partir des années 2000 se révèle ainsi être celle d’une lente agonie économique et sociale : entre 2000 et 2010, le salaire annuel médian dans la Motown et son agglomération passe de 33 000 à 26 000 dollars, l’espérance de vie de 78,2 ans à 76,5 ans. Dans ce même intervalle, 230 000 habitant-es (soit 25 % de la population locale) quittent purement et simplement la ville, laissant derrière près de 80 000 bâtiments abandonnés. Le Michigan, selon les données du groupe de recherche Measure of America, devient ainsi le seul État américain à voir son indice global de développement humain régresser.

En 2013, la municipalité de Détroit, complètement exsangue, devient la première collectivité américaine de l’Histoire à se déclarer en faillite. Les services publics accusent le coup. Le temps d’éclairage des lampadaires est réduit par mesure d’économie. Une police en graves sous-effectifs ne parvient plus qu’à élucider trois homicides sur dix dans l’une des villes les plus violentes du pays. En juin 2014, 15 000 habitant-es se voient couper leur raccordement au réseau d’eau potable de la ville, faute d’avoir payé leurs factures précédentes. La Motown devient tristement célèbre à travers le monde entier en tant que symbole du déclin économique américain.

En 2013, la municipalité de Détroit, complètement exsangue, devient la première collectivité américaine de l’Histoire à se déclarer en faillite.

Un second souffle

Ce sombre tableau, toutefois, exige aujourd’hui qu’on y apporte quelques nuances. À l’image de Pittsburgh, autre important bassin manufacturier et métallurgique durement touché par la désindustrialisation, Détroit se réinvente peu à peu et reprend des couleurs. Inspirés par cette situation de tabula rasa, entrepreneurs, associations et artistes initient au jour le jour une myriade de petits projets novateurs, convertissant peu à peu la ville en laboratoire de l’Amérique de demain.

Ce début de «renaissance» de la Motown carbure à une idée simple : trouver des atouts dans son propre dénuement. Or, le nouveau potentiel de Détroit découle en bonne partie de ce qui choque le plus le visiteur : l’immense espace désormais déserté. La ville, qui a abrité à son apogée jusqu’à deux millions d’habitant-es, n’en compte actuellement plus que 700 000. Entre maisons abandonnées, usines désaffectées et terrains en friche, autant dire que les «survivant-es» ont de quoi s’étendre pour développer n’importe quelle activité que ce soit. Et ce, à des prix modiques. Les agences immobilières de Détroit présentent en effet des lots défiant non seulement toute concurrence, mais aussi l’imagination : dans la vitrine de O’Connor Real Estate, une annonce propose par exemple d’acheter une église luthérienne de 2500 mètres carrés, à quelques blocs du centre-ville, pour seulement 400 000 dollars. Stationnement, sacristie et orgue inclus.

Ce début de «renaissance» de la Motown carbure à une idée simple : trouver des atouts dans son propre dénuement.

Ressusciter le made in USA

Il n’en a pas fallu plus pour inspirer quelques ambitieux refusant de céder au désœuvrement. L’entreprise Shinola en fait partie : fondée en 2011, elle s’installe dans un bureau de développement déserté par General Motors, où une petite équipe d’ouvriers et d’ouvrières de précision, en partenariat avec la firme suisse Randa, se lancent dans la fabrication de montres de haute qualité made in USA. Obtenant de bons résultats, elle étend rapidement ses activités à la confection de vélos de ville, puis de sacs, portemonnaies et cahiers reliés en cuir.
Misant sur un design à la fois classe et branché, la marque connait un grand succès, notamment auprès de la jeunesse aisée de Détroit. «On a même lancé notre propre soda, le Shinola Cola», se félicite Setita, employée du magasin ouvert en 2013 dans une ancienne usine de Jeeps. On y voit défiler hipsters et jeunes cadres dynamiques, pour qui la finesse des produits semble faire oublier le coût de fabriquer sur place (comptez 600 dollars pour une montre d’entrée de gamme, 1000 dollars pour un vélo). Shinola a accompli ce que beaucoup considéraient désormais inconcevable : recréer une activité manufacturière prospère dans la Motown.

Shinola a accompli ce que beaucoup considéraient désormais inconcevable : recréer une activité manufacturière prospère dans la Motown.

L’entreprise locale Shinola
Alexis Rapin

À quelques pas, dans la même ancienne usine du quartier de Midtown, Third Man Records, un label local fondé en 2001, vient d’ouvrir son nouveau magasin. Celui-ci abritera d’ici peu un atelier de pressage de vinyles. On y trouve notamment des albums d’artistes locaux, Détroit étant mondialement connue pour sa scène techno (elle est le berceau de la House music). La décoration ultra-léchée des lieux et une myriade de produits dérivés attestent qu’ici aussi, l’entreprise voit son avenir en grand.

Table rase, table en kit

Et justement, personne ne semble douter que l’horizon s’éclaircit pour Détroit : «La ville se repeuple, des gens viennent de partout pour s’y installer», raconte Setita, «j’ai récemment rencontré des Allemands qui ont traversé l’Atlantique spécialement pour s’établir ici». Le caractère post-apocalyptique, mais authentique de la Motown inspire particulièrement les jeunes et les artistes, qui paraissent y voir une sorte de Berlin américain : un lieu où tout est à recréer et où les nouvelles idées sont bienvenues.«Arm aber sexy» (pauvre, mais sexy), comme le veut le crédo de la capitale allemande.

Le caractère post-apocalyptique, mais authentique de la Motown inspire particulièrement les jeunes et les artistes, qui paraissent y voir une sorte de Berlin américain : un lieu où tout est à recréer et où les nouvelles idées sont bienvenues.

L’organisme Ponyride, lancé en 2011, est emblématique de cette soif de rebâtir. Installé dans un immeuble de 30 000 pieds carrés, acheté pour 100 000 dollars seulement, il propose à des entrepreneurs et créateurs une résidence à un coût symbolique, où il est facile de commencer petit et croître selon les besoins. «Plusieurs personnes sont arrivées ici en cherchant juste un coin de bureau, occupaient un atelier complet quelques mois plus tard, et sont parties l’année suivante pour s’établir dans leur propre bâtiment», raconte Paul, entrepreneur de 23 ans.

L’un des ateliers de l’entreprise Pony Ride
Alexis Rapin

On trouve d’un étage à un autre des activités pour le moins variées, souvent prospères. Jon et Micah s’adonnent à la fabrication d’un baume à barbe 100 % naturel, que les hipsters hirsutes s’arrachent sur internet jusqu’en Australie. La petite entreprise Floyd conçoit et commercialise des meubles en kit conçus pour être démontables et déplaçables dans un sac, afin de suivre la génération Y dans ses pérégrinations. Vedette de Ponyride, le projet Empowerement Plan s’est fait connaitre à travers tous les États-Unis pour ses manteaux d’hiver convertibles en sac de couchage. Spécialement destinés aux sans-abris, ils sont justement fabriqués par des femmes sorties de la rue, que l’Empowerement Plan accompagne dans leur réinsertion.

Renaissance inégale

Il faut toutefois souligner que si les initiatives comme Shinola ou Ponyride inspirent au visiteur une confiance certaine en l’avenir de la Motown, cette apparente renaissance demeure très inégale. Là où les quartiers de Midtown et Corktown, proche du centre-ville, connaissent un véritable boom, les communautés plus excentrées paraissent demeurer dans l’ornière, sans grande perspective de changement.

Arrêt de bus près de la «Eight Mile»
Alexis Rapin

Pour qui ose se rapprocher de l’Eight Mile road, la fameuse route périphérique ayant inspiré le nom du film sur Eminem, un tableau bien différent se dessine. Ici, pas de vitrine rutilante, de start-up prometteuse ou de micro-brasserie fraichement inaugurée. Dans Conant Gardens ou Oak Park par exemple, les bungalows décrépits alternent avec les troquets dont l’enseigne indique simplement «alcool, loterie, rachat de bijoux». Entre infrastructures non entretenues et végétation envahissante, l’État parait tout simplement absent de ces quartiers… majoritairement afro-américains.

De désert alimentaire à jardin communautaire

Autant peuvent-elles paraître délaissées, autant ces communautés ne s’abandonnent pas non plus au désœuvrement. Victimes de premier ordre des déserts alimentaires dont souffrent les grands centres urbains américains, elles ont aménagé ces dernières années des dizaines de petits jardins communautaires sur les parcelles en friche qui pullulent à travers Détroit.

Des organismes à but non lucratif, comme Keep Detroit Growing («continuer de faire pousser Détroit»), proposent des petites formations de jardinage ainsi que des semences et des pousses gratuites, afin de faciliter le lancement des cultures. Les associations de quartier font le reste. À Farwell Field, un terrain inoccupé le long de la Eight Mile, les habitant-es se sont ainsi organisé-es en coopérative et font pousser les légumes qu’on ne trouve pas dans les commerces du quartier.

D’une pierre trois coups, la population locale retrouve une petite activité productive, entretient les surfaces à l’abandon, et conjure en partie la malédiction de la malbouffe, qui frappe particulièrement les classes les moins aisées (en 2013, pas moins de 14 % des citoyen-nes américain-es se trouvaient en situation d’«insécurité alimentaire» selon le Département fédéral de l’Agriculture). Sans faire disparaitre la pauvreté de ces quartiers, les jardins offrent au moins aux habitant-es de reprendre prise sur quelques aspects clés de leur quotidien.

D’une pierre trois coups, la population locale retrouve une petite activité productive, entretient les surfaces à l’abandon, et conjure en partie la malédiction de la malbouffe, qui frappe particulièrement les classes les moins aisées

Une ville qui se relève

La Motown se préparerait-elle à vrombir à nouveau de tous ses cylindres? À l’heure où les États-Unis semblent miser sur une relance propulsée au gaz de schiste, Détroit semble bien davantage vouloir se poser en banc d’essai d’une nouvelle économie américaine, notamment tournée vers le local, le durable et le responsable. Près d’un siècle après avoir donné naissance aux chaines de montage et à la Ford T, elle semble ainsi vouloir récidiver et se poser en fabrique d’un American Way of Life, cette fois-ci 2,0. Reste à voir si cette ébauche saura prendre de l’ampleur, et surtout, si elle conservera en chemin son ambition de responsabilité et de durabilité.

En plein centre-ville, au pied des gratte-ciels qui servent de siège social à General Motors, un poing en bronze de 8,6 tonnes commémore le formidable destin de Joe Louis, célèbre boxeur noir, enfant de Détroit. D’abord battu par Max Schmeling, champion «aryen» de l’Allemagne d’Hitler, Louis fit finalement mordre la poussière à celui-ci, lors d’un match retour mythique en 1936. Une histoire aux allures de parabole, et un monument en guise d’avertissement : on peut asséner à la Motown les coups les plus durs, celle-ci finit toujours par se relever. Pour frapper plus fort encore.