On s’émeut de la même manière du manque de moyens dans les CHSLD, en grande partie parce que nous savons tous que nous ne pourrons être épargnés par la possibilité d’un jour y échoir et se voir forcés, à notre tour, de manger des substituts de patates en purée et de se contenter d’un bain aux deux semaines.

Il faut dire que notre implication collective dans la réflexion sur le réseau de santé est, comme pour le réseau de l’éducation, nourrie par le fait que tous, à un moment ou à un autre de notre vie, avons à faire avec ces services à la population. Tout le monde a appris à manier le crayon à mine sur les bancs d’école, tout le monde a, à un moment ou à un autre, un bobo à faire soigner par un professionnel de la santé. L’éducation et la santé sont les deux piliers sur lesquels s’ancrent la justification d’un modèle étatique au service de sa population. Même pour les tenants de la droite, la santé et l’éducation demeurent des sujets débattus et jugés centraux pour la société.

Le grand oublié des services publics

Reste, politiquement isolé et générant peu de capital de sympathie, un grand oublié des services publics : le travail social. L’expression «services sociaux» a beau se retrouver accolée à celle de la santé, nous n’avons pas encore pris la mesure de l’importance de ce volet pour la viabilité de services publics témoignant d’une véritable solidarité sociale. On marginalise ce travail en l’associant uniquement à des organismes communautaires broche à foin, à de la charité, à des actes de bonne foi qui viennent en surplus des services plus essentiels. Il n’y a pourtant pas que les médecins qui sauvent des vies. Les intervenant-e-s répondant aux détresses psychologiques des gens dans le besoin, les travailleurs sociaux, psychoéducateurs, et autres acteurs de la protection de la jeunesse, des CLSC et des autres organisations du réseau le font tout autant.

Si l’on a tous besoin d’apprendre à lire, écrire et compter pour être un citoyen fonctionnel, si l’on voit spontanément la nécessité d’être soignés quand notre santé physique est en péril, on peine encore à reconnaître que ces sphères ne peuvent se passer d’une solidarité plus profonde auxquels des services sociaux valorisés et améliorés pourraient répondre. C’est que ça demande un peu plus d’humilité et de résilience que de s’avouer que l’on a tous aussi déjà été écrasé sous le poids d’une situation qui nous dépasse. Que l’on s’est tous un jour senti seul et épuisé face aux grands événements de notre existence. Et si l’on a eu la chance d’être accompagné par des proches durant ces périodes difficiles, on sait à quel point il est important d’avoir du soutien moral. Tous n’ont pas accès à ce support.

Les services sociaux, volet sous-estimé des services publics, sont les grands oubliés de nos débats de société sur les investissements dans le système La tendance à la privatisation des services publics qui prévaut depuis maintenant deux décennies force la gauche à investir ses énergies dans la protection des acquis plutôt que dans une réflexion axée sur les failles actuelles du modèle québécois. En se campant dans cette posture défensive, nous nous privons de la possibilité réfléchir en profondeur aux limites du modèle que nous défendons bec et ongles. Pour répondre aux écueils que le système public rencontre et pour innover, il serait pourtant constructif de remettre la santé et l’éducation dans le contexte d’une solidarité sociale nécessairement plus large que ces deux composantes.

La tendance à la privatisation des services publics qui prévaut depuis maintenant deux décennies force la gauche à investir ses énergies dans la protection des acquis plutôt que dans une réflexion axée sur les failles actuelles du modèle québécois.

Un travail nécessaire et peu reconnu

J’émets l’hypothèse qu’une des raisons fondamentales pour laquelle les fonctions de travail social apparaissent superflues est notre attachement, même à gauche, d’un mythe tenace d’une autonomie individuelle qui sortirait de nulle part (au mieux, qui ne dépendrait que de nos conditions matérielles) et ne s’ancrerait pas dans le contexte émotif qui nous soutient. Faire des choix, prendre sa vie en main, ça demande des moyens matériels, certes, mais ça ne se fait pas non plus sans la possibilité de construire une confiance et une estime de soi qui passe par le regard de l’autre. Le travail social est un accompagnement qui peut permettre à des personnes en difficultés momentanées ou permanentes de s’appuyer sur une certaine bienveillance organisée, une solidarité humaine institutionnalisée, afin de se développer à la mesure de leur autonomie. Ça devrait être un parti pris fondamental dans une société qui se veut respectueuse de la dignité de chacun que de reconnaître le besoin fondamental d’être épaulé, écouté, compris, accompagné.

Par ailleurs, historiquement, ces tâches d’entretien émotif ont en grande partie été comblées par les femmes. Les stéréotypes de genre ont campé dans la féminité le travail de prendre soin des autres, non seulement dans les tâches domestiques courantes, mais aussi dans les tâches plus difficilement mesurables d’écoute, de conseil et d’exercice de la compassion. Parce que le vécu émotionnel relève de l’intime, il est relégué à la sphère privée, donc au domaine féminin. Il ne faut donc pas s’étonner que la professionnalisation de ces activités souffre du même mal que les autres emplois à prédominance féminine : un manque de reconnaissance chronique.

Il ne faut donc pas s’étonner que la professionnalisation de ces activités souffre du même mal que les autres emplois à prédominance féminine : un manque de reconnaissance chronique.

Un investissement logique

On est encore loin de prendre la mesure d’à quel point un investissement financier mais surtout politique dans les services sociaux pourrait alléger toutes les autres sphères des services publics. Pour apprendre, un enfant a besoin d’être disponible et d’évoluer dans un milieu dépourvu de violence et d’abus. Pour éviter de se retrouver aux urgences à répétition, un toxicomane a besoin d’accompagnement pour comprendre les raisons de sa consommation et trouver les ressources internes pour s’en sortir. Pour éviter de commettre des méfaits et se retrouver à sur-peupler les salles de cour des palais de justice, une grande majorité des criminels ont besoin qu’on leur fasse une place dans une société qui n’a clairement pas su combler leurs besoins.

Repenser les services publics dans toute la complexité des besoins humains, et y faire une plus grande place pour les services sociaux, pourrait peut-être répondre aux enjeux pressants de viabilité du projet de l’État providence.