Le 16 septembre dernier, La Presse annonçait que, à la suite de la criminalisation des clients de la prostitution, «le Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP) [avait] choisi de déposer des accusations dans seulement le tiers des cas».

Dans un autre article publié plus tôt cet été, La Presse relayait Le Nouvelliste qui titrait : «Un policier et le procureur général du Québec visés par une poursuite» en raison d’une arrestation illégale alléguée. Qu’ont en commun ces deux articles? Ils participent à rendre invisibles les femmes dans les postes de direction.

Si l’on se fiait uniquement à La Presse, on ignorerait que, le 14 janvier 2015, le gouvernement nommait la toute première femme directrice des poursuites criminelles et pénales, Me Annick Murphy. Quant au «procureur» du Québec, il s’agit également d’une femme, Me Stéphanie Vallée, qui est seulement la troisième femme à occuper ce poste.

Malgré cela, La Presse, comme d’autres médias de masse, continue de référer à ces fonctions au masculin, masquant les accomplissements des femmes ayant réussi à se tailler une place dans les hautes sphères de l’appareil gouvernemental.

Un choix éditorial

On peut se demander quelle est l’importance du refus de La Presse d’utiliser les termes féminisés, alors même que le gouvernement du Québec a lui aussi maintenu les appellations masculines de certaines des institutions concernées. Penser que le choix éditorial est anodin serait toutefois une erreur.

Par la même occasion, ces médias participent au maintien d’une culture patriarcale.

Le phénomène que l’on nomme «plafond de verre» – une barrière systémique invisible qui empêche les femmes d’accéder aux lieux de pouvoir – est une préoccupation importante dans une société qui se veut égalitaire. Cela est tout aussi vrai au sein de la profession juridique qui peine à se féminiser malgré l’arrivée importante, année après année, de nouvelles cohortes d’étudiants et d’étudiantes en droit dont ces dernières forment près des deux tiers. Dans une profession qui a historiquement été dominée par les hommes, la présence de modèles féminins de succès revêt une importance capitale pour inspirer les jeunes ou futures avocates. En négligeant de féminiser des titres comme «Directeur des poursuites criminelles et pénales», «Procureur général du Québec» ou «Procureur général du Canada», les médias de masse renforcent l’image qui, dans la culture populaire, associe encore la figure de juriste à la silhouette masculine. Par la même occasion, ces médias participent au maintien d’une culture patriarcale.

L’ignorance ou l’indifférence?

Ces choix éditoriaux reflètent-ils une volonté d’effacer les femmes? S’agit-il plutôt d’une méconnaissance, d’un réflexe maintenu par habitude? Contactée à ce sujet le 17 septembre dernier, l’équipe de La Presse s’est bornée à répondre qu’il ne s’agissait «pas d’une erreur», mais que «l’article faisait référence à l’organisme […] et non à la personne qui dirige cette institution». Pourtant, cet argument, en plus de ne pas survivre à l’analyse, témoigne d’un refus de confronter les habitudes d’écriture qui participent à la dévaluation du travail des femmes.

D’abord, La Presse pêche par manque de cohérence. Le journal désigne bien «la ministre de la Justice» sous son vocable féminin, et ce, bien que l’office du ministre de la Justice soit décrit au masculin dans sa loi constitutive. Manifestement, La Presse n’est pas fermée à l’idée d’accorder un titre en fonction du genre de la personne qui en occupe la charge.

Ensuite, La Presse prétend que le fait de désigner «l’organisme» et non «la personne» suffit à justifier le rejet de la féminisation. Ce n’est pourtant pas l’approche privilégiée par les institutions juridiques. La Cour d’appel du Québec, soit le plus haut tribunal de la province, n’hésite pas à parler de «la procureure générale». De même, elle désigne au féminin la Directrice des poursuites criminelles et pénales dans de nombreux jugements. Il est évident que ces décisions n’impliquent pas la Directrice personnellement, et que c’est l’institution, ou l’État, qui intente ces poursuites. Dans le même ordre d’idées, les jugements criminels indiquent la participation de La Reine aux procédures (encore une fois, en tant qu’institution et non pas personnellement), une charge désignée au féminin dans la Loi constitutionnelle de 1982, mais à laquelle les tribunaux ont historiquement référé au masculin ou au féminin, selon le genre du ou de la monarque.

Quoique le débat linguistique et juridique semble abstrait, nous faisons face à un enjeu aux répercussions concrètes. Derrière des règles linguistiques obscures se cache une volonté d’effacer les femmes des hautes sphères de notre société. Remarquons que l’insistance à conserver des titres masculinisés est plus forte lorsqu’on réfère à des fonctions plus prestigieuses. Par exemple, en France, l’Académie française recommande l’emploi du féminin pour des fonctions «ordinaires», comme «la députée», et du masculin pour les titres plus prestigieux, comme «madame le Ministre». Difficile de ne pas faire le lien avec le maintien du plafond de verre, puisque la masculinisation des titres de fonction efface spécifiquement les femmes qui atteignent des postes de pouvoir. Le sexisme d’une telle politique a d’ailleurs été rejeté par l’Assemblée nationale française, qui féminise ses titres.

Derrière des règles linguistiques obscures se cache une volonté d’effacer les femmes des hautes sphères de notre société.

De ce côté de l’Atlantique, l’Office québécois de la langue française a joué un rôle de précurseur en recommandant la féminisation des titres de fonction ainsi que des phrases. L’institution reconnaît ainsi que le masculin «générique» participe à l’oppression des femmes, non pas seulement dans la langue, mais également au sein de la société en général – et, pourrait-on ajouter, au sein des institutions juridiques et médiatiques en particulier. Il est du devoir de nos médias de mettre fin aux pratiques qui, en plus d’être infondées, perpétuent la marginalisation des femmes.

Michaël Lessard, avocat
Suzanne Zaccour, étudiante à la maîtrise en droit à l’Université de Toronto
L’autrice et l’auteur terminent actuellement un ouvrage de référence sur la féminisation linguistique.