Cependant, jusqu’au 13 septembre, il était également possible de courir la chance gagner des billets en participant à un concours.
Pour cela, il fallait accomplir cinq «actions» sur le site de Global Citizen :
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Regarder une courte vidéo et répondre à un quiz au sujet des trois maladies;
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Signer une pétition pour que les leaders mondiaux contribuent à un fonds de lutte contre ces maladies;
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Envoyer un courriel pour enjoindre les dirigeants mondiaux à combler le déficit nécessaire pour éradiquer la polio;
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Appeler Justin Trudeau afin de lui dire pourquoi il est important d’investir en santé;
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Signer une pétition pour l’éducation des filles, notamment parce que cela contribue à leur santé.
Par ce type d’actions, on prétend créer «un mouvement impossible à arrêter et dédié à changer les systèmes et les structures qui gardent les gens piégés dans la pauvreté extrême». Or, c’est très mal comprendre en quoi consiste un véritable mouvement social et par quoi est motivé l’engagement. Par ailleurs, contrairement à ce qu’on laisse entendre, à aucun moment la plate-forme n’interroge-t-elle le moindre système ou la moindre structure que ce soit. Paradoxalement (puisque l’on cherche à éradiquer des maladies), on s’attaque principalement à des symptômes et on s’assure de rester bien en surface des problèmes sociaux, pour ne surtout pas trop déranger.
Quand s’engager ne veut plus rien dire
L’organisation se compare de façon un peu pompeuse au mouvement des droits civiques ou à la lutte antiapartheid, c’est-à-dire des combats pour lesquels les gens étaient prêts à prendre les armes et à risquer leur vie. Or, la signature d’une pétition en ligne pour une cause dont on ignorait l’existence encore la veille peut se faire de façon tout à fait apathique entre deux prises de courriels et une brassée de lavage. On est «ensemble», mais est en fait chacun derrière notre écran.
Le site nous bombarde de chiffres et de photos d’enfants pauvres, comme si nous étions un peu idiot-e-s et pas tellement au courant que le monde est rempli de souffrance. Mais à l’ère des communications et des crises globales, on se retrouve aujourd’hui plutôt englouti-e-s sous ce type de mauvaises nouvelles et de messages alarmants. Comment se sentir interpellé-e-s par cette cause particulière plutôt que par les dizaines d’autres qui sont véhiculées par des centaines d’autres grandes opérations de marketing de la misère sociale : les changements climatiques, le trafic des femmes et des enfants, la disparition des abeilles, les droits des autochtones, les nanoparticules, l’alphabétisation, les microbilles qui tuent les poissons, les #AgressionsNonDénoncées, les OGM, les vieux qui croupissent dans les CHSLD, ton chat que tu devrais brosser, ta voisine qui gagne le salaire minimum qui ne lui permet pas de payer son loyer, ton forfait de données que tu n’arrêtes pas de dépasser et qui te coûte trop cher à cause de l’oligopole des télécommunications…
C’est épuisant tout ce qu’il faudrait faire avec le peu de temps libre que nous laissent nos employeurs, nos études, nos obligations familiales et les autres injonctions à la performance que l’on a trouvées pour siphonner les dernières minutes qu’il nous restait pour respirer. Même plus le temps de se révolter. Un hasard? Je ne pense pas.
Les causes qui affectent directement nos conditions d’existence (ou du moins celles de personnes qui nous entourent et envers qui nous pouvons donc développer un sentiment d’empathie) sont plus à même de parler à nos tripes et, donc, de motiver un engagement. Cependant, l’action militante est en grande partie orientée par une rationalité en valeur, contrairement aux décisions purement économiques. C’est-à-dire que les gestes que nous posons sont justifiés par la certitude de faire le bien et non seulement par la promesse d’un bien-être matériel immédiat. C’est pourquoi tenter de motiver l’engagement militant par la promesse d’une récompense (comme avec un tirage de billets pour un concert de grande envergure), c’est mal en comprendre la nature profonde. Les incitatifs de ce type risquent au contraire de miner notre sens de l’engagement. Ce phénomène est connu en économie depuis les années 70, alors qu’un chercheur avait observé que de payer les gens pour leurs dons de sang était en fait susceptible de décourager ces dons.
Quand on regarde le profil des jeunes gens bardés de diplômes et de récompenses les plus diverses qui sont derrière l’initiative de Global Citizen, c’est presque à s’y méprendre avec la direction de n’importe quelle compagnie. Eux et elles-mêmes ont parfois l’air de ne pas savoir faire la différence entre les deux. Ainsi, Wei Soo, responsable du plan d’expansion, nous explique qu’il «est excité de travailler avec des partenaires locaux afin d’amener la méthodologie de Global Citizens à de nouveaux marchés, en particulier dans les économies émergentes (traduction libre)». On vend de produits dérivés et on se vante de faire affaire avec les plus riches philanthropes. Disons que ce ne sont pas les rendez-vous internationaux de la pensée critique. Il sera peu étonnant de constater que leur initiative, qui se résume finalement à de la communication et à de l’évènementiel, ne prenne jamais l’ampleur de la lutte des droits civiques.
S’attaquer aux symptômes sans nommer le mal
De toute façon, Global Citizen prétend vouloir mettre fin à la pauvreté dans le monde tout en s’épargnant le fardeau réfléchir aux dynamiques qui la créent. On nous parle d’«un monde où chaque enfant peut survivre et se développer» et on nous montre une vidéo larmoyante où une flopée de bambins racisés nous remercient de leur avoir sauvé la vie. Mais à aucun moment ne commet-on l’impair de pointer du doigt le racisme, le colonialisme ou l’impérialisme. On concède pourtant implicitement qu’il existe, sur la planète, des pays pauvres et des pays riches et que ceux-ci ne sont pas distribués aléatoirement. Mais jamais il ne sera question de reconnaître que les pays riches pompent les ressources des pays pauvres et que notre richesse est donc créée à leur détriment. Comme si la pauvreté tombait du ciel.
Il y a des décennies, pourtant, qu’on la dénonce. Pourquoi existe-t-elle encore? Est-ce parce que nous n’avons pas compris, que ne sommes pas encore assez conscientisé-e-s? Ou serait-ce plutôt parce que certaines personnes ont un intérêt objectif à ce que la situation reste intacte? Les pays riches tirent profit des pays pauvres, il faudra bien finir par le dire!
Surtout, en tant qu’initiative de pays riches (États-Unis, Australie, Canada et Royaume-Uni) qui veulent sauver des pays pauvres après les avoir pillés, Global Citizen perpétue la domination en maintenant la relation aidant-aidé. On leur envoie notre argent, nos médicaments ou nos jeunes altermondialistes en quête de voyages initiatiques d’aide humanitaire, mais à aucun moment n’est-il question d’écouter leurs revendications. Peut-être voudraient-ils qu’on leur paye un prix décent leurs ressources naturelles? Que l’on respecte les droits de leurs travailleurs et travailleuses? Ou encore leur législation environnementale?
Peut-être voudraient-ils simplement qu’on leur rende les moyens de leur autonomie pour qu’ils puissent enfin se sauver eux-mêmes et retrouver leur dignité. Pour qu’il n’y ait plus jamais vidéo gênante d’enfants racisés qui disent merci à leurs sauveurs blancs de s’être soulagé la conscience, un samedi soir d’automne, en faisant trois clics et un appel devant leur écran d’ordinateur, dans le confort de leur maison.