Assise dans un café du quartier, Sabrina, porte-parole des résident-e-s de la COOP, raconte que tout a commencé lorsqu’on l’a prévenue que M. Beaudoin était en bas de l’immeuble et voulait voir les locataires de manière urgente. « Quand je suis descendue, il était accompagné de quatre gardiens de sécurité. Il a dit qu’il allait procéder à une éviction et que nous devions sortir nos affaires tout de suite. »
Selon cette enseignante qui résidait dans le logement depuis six ans, les locataires ont alors communiqué avec le Service de police de la Ville de Montréal (SPVM). Celui-ci aurait d’abord affirmé qu’il n’intervenait qu’en matière criminelle, le logement relevant du droit civil, et a suggéré d’appeler le 911. Il aurait toutefois fini par accepter de se déplacer. « Mais une fois sur les lieux, les policiers ont dit qu’ils ne pouvaient rien faire », ajoute Sabrina.
Selon l’avocat des résident-e-s, Me Julien David-Pelletier, l’expulsion est totalement illégale. Il explique qu’une telle mesure nécessite un préavis, qui doit contenir un motif justifiant la reprise ou l’éviction de l’immeuble, par exemple y loger ses enfants ou changer substantiellement la nature de l’immeuble. « Par ailleurs, les locataires sont en droit de refuser, ce qui mènerait à des procédures formelles à la Régie du logement », précise-t-il. Or, le propriétaire ne détient pas de jugement du tribunal lui permettant l’intervention et les locataires payaient leur loyer convenu au bail.
Sabrina affirme que M. Beaudoin a donné comme seules explications que les locataires étaient « des squatteurs » et que le logement était insalubre. Me David-Pelletier rétorque que chaque locataire a un emploi et paye son loyer et que le propriétaire n’est pas une autorité compétente pouvant se prononcer sur l’insalubrité de l’habitation. « Même l’insalubrité la plus crasse doit être déclarée par la Ville de Montréal. De plus, si l’immeuble nécessite des travaux, le propriétaire doit reloger les locataires et les dédommager », renchérit-il.
Un cas isolé?
Pour Arnault, un autre résident, la Coop était « un mode de vie solidaire ». « On aimait pouvoir partager entre nous les compétences pratiques ou artistiques de chaque personne. On se croyait en sécurité puisqu’on n’avait jamais eu de problème auparavant ». Au sens légal, la Coop-sur-Généreux est un logement collectif plutôt qu’une coopérative d’habitation.
Sabrina et Arnault croient que leur mode d’habitation posait problème au nouveau propriétaire, mais estiment être loin d’être seul-e-s à vivre cette injustice. Un avis partagé par Me David-Pelletier : « Ce sont des pratiques malheureusement assez répandues qui ne ciblent pas un mode de vie particulier. Il arrive trop souvent que les locataires ignorent leurs droits ». Il évoque avoir été en charge d’un dossier où les locataires d’une résidence pour personnes âgées ont été expulsé-es du jour au lendemain.
Même son de cloche pour la coordonnatrice du Comité logement du Plateau Mont-Royal, Carole Boucher. Selon elle, il arrive que des propriétaires menacent ou intimident leurs locataires, ou négligent tout simplement de faire les rénovations nécessaires, lorsque ceux-ci revendiquent leurs droits. « La police intervient plus souvent lorsque les locataires menacent les propriétaires, et non le contraire. »
Une ère de spéculation financière
Carole Boucher affirme que le Plateau Mont-Royal a déjà connu une phase d’embourgeoisement, mais qu’il est désormais aux prises avec « des requins financiers ». « Pour ces propriétaires, le mode d’habitation importe peu, ce qu’ils veulent est un bon retour sur leur investissement. Certains sont prêts à tout, même à expulser des personnes âgées ». Par conséquent, les locataires précaires qui profitaient auparavant d’un loyer abordable seraient contraint-e-s de quitter le quartier. À ce propos, une étude de la Société canadienne d’hypothèque et de logement rapporte qu’en 2015, sur le Plateau Mont-Royal, 19,9 % des propriétaires de condominiums étaient des investisseurs ou des investisseuses.
Carole Boucher renchérit que beaucoup de propriétaires réussissent à contourner la loi dans les cas d’éviction ou de reprise de logement afin de louer plus cher. « Par exemple, dans un dossier, le propriétaire affirmait reprendre un logement pour y loger sa fille. Mais lorsque l’ancien locataire a enquêté, il s’est aperçu que celle-ci avait déménagé à l’étranger ». Le propriétaire a allégué que sa fille avait simplement changé d’idée, ce que la Régie du logement a toléré en affirmant que le motif était valide au moment de la reprise. « C’est une pratique qu’il faudrait changer, car on contourne ainsi l’objectif de la loi », estime Carole Boucher.
Obtenir justice pour servir d’exemple
M. Beaudoin avait jusqu’au 9 août pour répondre à la mise en demeure envoyée par Me David-Pelletier, réclamant la réintégration immédiate des locataires ainsi que 3000 $ de dommages par personne, ce qu’il n’a pas fait. L’avocat a donc déposé une requête à la Régie du logement. « En plus de la réintégration immédiate, on demande des dommages et intérêts et des dommages punitifs substantiels », notamment pour les frais d’entreposage, l’hébergement et le stress subi par les locataires.
Arnault explique que les résident-e-s veulent se battre, d’abord pour se reconstruire, mais d’autre part parce qu’il croit que leur situation peut devenir un exemple pour d’autres locataires. « On espère toucher des personnes qui partagent notre mode de vie écologique, économique et social, mais aussi toutes celles qui ignorent leurs droits. On veut leur montrer que la justice peut se faire. »