Marc-André Cyr : Vous affirmez que ce n’est pas du tout un hasard si la France est visée par les attentats terroristes. Pourquoi?

Alain Bertho : En fait, la France n’est pas seulement une cible de l’État islamique. C’en est une des sources. On sait que la France a fourni plus de djihadistes combattant en Syrie que n’importe quel autre pays occidental. Elle vient juste derrière la Tunisie, le Maroc et l’Arabie Saoudite. Mais ce qu’on sait moins, c’est que le peuple français joue un rôle important au sein de l’organisation, politiquement et techniquement. Donc le djihad moderne n’est pas un phénomène étranger à ce pays. Ceux qui ont opérés sur le sol national étaient pour la plupart Français eux-mêmes.

Les voies du départ en Syrie sont multiples. 30 à 40 % des jeunes concernés sont des convertis de fraîche date, issus des classes moyennes. Ils trouvent dans le djihad un substitut aux espoirs révolutionnaires révolus. Pour l’instant, ces convertis ne reviennent pas faire leur guerre sainte dans leur pays d’origine. Ceux qui reviennent ou qui opèrent en France sans être même passés par la Syrie ont un compte particulier à régler avec le pays qui les a vus naître. S’il s’exprime aujourd’hui de façon religieuse, ce compte est social et politique. Il est le résultat cumulé du sort réservé à trois ou quatre générations successives issues des colonies : les grands-parents qu’on est allé chercher dans les années 50 pour travailler dans les usines ou sur les chantiers, les parents (leurs enfants en fait) victimes du racisme et protagonistes de la marche pour l’égalité dite marche des Beurs en 1983 et les enfants, émeutiers de 2005 après la mort de deux jeunes (Zyed et Bouna). Trois générations au moins pour ne pas toujours être complètement considérés comme français, pour être toujours victimes de bavures policières dans une relative indifférence de l’establishment politique, toutes tendances confondues. Telle est la bombe à retardement dont la France a elle-même réuni les ingrédients.

Les voies du départ en Syrie sont multiples. 30 à 40 % des jeunes concernés sont des convertis de fraîche date, issus des classes moyennes. Ils trouvent dans le djihad un substitut aux espoirs révolutionnaires révolus.

M.-A.C. : Vous affirmez que la crise que nous vivons prend racine dans la dislocation du peuple, auparavant sujet révolutionnaire ou démocratique, mais aujourd’hui détrôné au profit d’un peuple imaginaire sans rapport avec le réel. En ce sens, vous faites des liens entre les nombreuses émeutes des banlieues, que vous avez largement étudiées, et le djihadisme. Quels seraient ces liens?

A.B. : La politique moderne est née avec les révolutions de la fin du XVIIIe siècle. Elle se fonde sur l’hypothèse d’une révolution qui a fait d’un acteur collectif, le peuple, le sujet instituant du social et de l’État. Ce schéma a été décliné de différentes façons. La version parlementaire représentative dominante tente d’annuler la perspective d’une autre révolution en la réduisant à un mythe fondateur et gère les conflits politiques sur la scène électorale. Le communisme a fait de ces conflits de classes et d’unité du peuple une perspective pour un nouveau moment instituant. Mais il y a une épistémè commune, celle de la modernité politique. Cette épistémè s’est effondrée à la fin du XXe siècle avec la fin du communisme et la mondialisation qui a séparé les États nationaux et les peuples. L’hypothèse révolutionnaire n’est plus crédible et la notion de peuple n’a plus d’assise subjective. L’émergence de la question identitaire se fait sur ce double absentement. Depuis 20 ans, partout dans le monde, le processus émeutier est le symptôme le plus clair de cette séparation des États et des peuples, de l’absence de perspective révolutionnaire et de déshérence subjective des peuples. Les soulèvements de 2011 (Tunisie, Égypte, Turquie, Brésil, Sénégal, Ukraine) ont vu l’émergence bien souvent éphémère d’un Nous national contre le pouvoir en place. Mais ils n’ont pas renouvelé le paradigme révolutionnaire. La nouveauté du Djihad moderne est de proposer un nous universel, anti étatique et révolutionnaire au sens où l’entend l’anthropologue Scott Atran : il occupe le terrain laissé libre par l’effondrement de la politique moderne.

Depuis 20 ans, partout dans le monde, le processus émeutier est le symptôme le plus clair de cette séparation des États et des peuples, de l’absence de perspective révolutionnaire et de déshérence subjective des peuples.

M.-A.C. : Vous prétendez qu’on vivrait présentement une «crise de la vérité», pratiquement tout ce que dit l’élite serait considéré comme faux par une part de plus en plus grande de la population, qui aurait accès à des sources d’information très diverses, entre autres grâce aux réseaux sociaux. Certains y voient une victoire pour l’esprit critique, mais vous semblez fort sceptique de cette lecture.

A.B. : L’espace public habermassien comme «usage public de la raison» nécessite un consensus sur le régime de vérité. Les théories critiques modernes les plus influentes, comme le marxisme, n’ont pas remis en cause ce consensus puisqu’elles revendiquent une démarche scientifique. La crise de légitimité de toutes les institutions, même scientifiques, et l’explosion de l’accès à l’information «en vrac» sur le Web ont fait exploser les conditions de possibilité de cet espace public. Le mensonge est aujourd’hui généralement considéré comme un des attributs incontournables du pouvoir. Mais ce doute sur la parole d’autorité ne s’adosse sur aucun dispositif de vérité alternative (comme ce fut le cas dans le passé) et ouvre la porte à tous les complotismes. Cette dérive n’est pas fatale. C’est même aujourd’hui un enjeu politique central.

En effet, la délégitimation de la parole institutionnelle et la situation de mensonge structurel des pouvoirs sont le révélateur d’une situation historique tout à fait nouvelle : l’incompétence grandissante des États face à la complexité des questions sociales contemporaines. L’évidence de cette incompétence s’impose de plus en plus et elle sape les fondements mêmes des dispositifs délégataires et représentatifs. Ce n’est donc pas d’un esprit critique dont le peuple a besoin, mais d’une conscience aiguë de sa propre expertise et des moyens de la mettre en œuvre. Lorsqu’aujourd’hui le peuple se soulève, il occupe des places pour y mettre des forums, des lieux de parole et d’échange, des lieux de construction d’un nouveau récit et d’une nouvelle expertise. Là sont les racines de la politique à venir.

Lorsqu’aujourd’hui le peuple se soulève, il occupe des places pour y mettre des forums, des lieux de parole et d’échange, des lieux de construction d’un nouveau récit et d’une nouvelle expertise. Là sont les racines de la politique à venir.

M.-A.C. : «Je suis Charlie». Vous êtes très critique de ce slogan. Quelle analyse en faites-vous?

A.B. : Ce slogan m’a gêné dès le premier jour, pour quatre raisons principales. La première raison est qu’il s’inscrit dans l’émotion compassionnelle et ne permet pas de prendre une distance réflexive avec la sidération qui accompagne toujours l’horreur. La seconde raison est qu’il mettait immédiatement sur la touche ceux et celles qui, tout aussi saisis par l’horreur que les autres, ne pouvaient pas s’identifier à un journal qui avait connu des dérives islamophobes et racistes réelles. La troisième raison est que ce slogan sélectionnait les victimes. Il laissait de côté les policiers visés explicitement («les croisés») et surtout les juifs tués par Amédy Coulibaly parce qu’ils étaient juifs. La quatrième raison est qu’il se déclinait à la première personne du singulier et par à partir d’un «Nous» préexistant. Or, construire ce dernier dans l’émotion n’est jamais politiquement très prudent. C’est au pire le «Nous» des lyncheurs, au mieux celui qui est malléable. Le résultat a été à la mesure de ces craintes : la volonté réelle de rassemblement des Français a été instrumentalisée par le pouvoir, priée de défiler derrière quelques chefs de gouvernement fort peu recommandables. Elle n’a pas pu être consensuelle.

M.-A.C. : En quoi les politiques actuelles mises de l’avant par la classe politique et les élites en générales nourrissent-elles le terrorisme?

A.B. : Cessons de parler du terrorisme en général. Nous avons affaire à une organisation qui a une stratégie militaire et politique, une production théorique, une communication audiovisuelle claire, des textes de référence. Nous savons très bien ce qu’ils veulent. Ils ne veulent pas nous «terroriser». Ils veulent mettre le feu à ce qu’ils nomment les «zones grises», c’est-à-dire les pays où musulmans et non-musulmans cohabitent. Ils veulent nous entraîner dans une guerre civile universelle qu’ils mènent en martyrs, car ils pensent que la fin du monde est proche et que le royaume de Dieu arrive. «La pire séduction du mal, disait Kafka, c’est la provocation au combat». Nous y sommes et comme dit le pape François «le monde est en guerre, car il a perdu la paix». Que font nos gouvernants? Ils se déclarent en guerre, bombardent la Syrie, alimentent la plus grande vague de réfugiés civils que le monde ait connue depuis des décennies, multiplient les déclarations martiales, lancent des débats sur la déchéance de nationalité des djihadistes (en France puis maintenant en Allemagne). Chaque attentat marque une étape supplémentaire dans cette fuite en avant qui réalise les objectifs de l’État islamique. Écraser militairement ce dernier, multiplier les mesures sécuritaires ne fait pas reculer la menace. Au contraire, la crédibilisation d’une «situation de guerre générale» risque fort, on l’a vu ces dernières semaines, de multiplier les vocations individuelles décentralisées.

«La pire séduction du mal, disait Kafka, c’est la provocation au combat». Nous y sommes et comme dit le pape François «le monde est en guerre, car il a perdu la paix».

M.-A.C. : Vous affirmez que la solution ne se trouve pas dans la «déradicalisation», mais dans une «radicalité alternative». Avec la fin du communisme, l’anarchisme a semblé incarner cette alternative, vous en pensez quoi?

A.B. : Si la séquence moderne de la politique est close et ses grands paradigmes frappés d’obsolescence, alors aucun des courants politiques issus de cette modernité n’échappe à son devoir d’inventaire face aux enjeux du présent. La péremption du communisme est un fait acquis, pour le meilleur et pour le pire. Le courant anarchiste a pour lui d’avoir traversé ces deux siècles en portant la critique des stratégies étatistes dont on voit aujourd’hui les limites historiques. Mais la question de la radicalité contemporaine, ou si on préfère de la nouvelle figure de la révolution ne peut se jouer sur la simple liquidation des controverses passées. Nous avons à inventer un nouveau paradigme autour les capacités d’expertise (et de décision) populaire face aux défis de «l’anthropocène». Et ce «Nous», justement, ne peut être ni celui des savants, ni celui des seuls militants. Si ce «Nous» émerge, il émergera dans les mobilisations, comme il a commencé à le faire ces dernières années. Le travail politique consiste alors à l’accompagner pour lui permettre, dans des formes qui restent largement à inventer, de gagner en consistance, en conscience, en légitimité, autrement dit en puissance.

Alain Bertho, Les enfants du chaos, Paris, La Découverte, 2016.