Tout d’abord, au-delà du caractère franchement dévalorisant du fait de vivre au plus bas niveau de l’échelle du travail salarial, cette revendication repose davantage sur un ensemble de principes fondamentaux que sur le montant revendiqué. Le ministre des Finances du Québec demandait la semaine dernière : «Pourquoi 15? Pourquoi pas 17, pourquoi pas 13?». Il dénonçait ainsi le caractère prétendument arbitraire de cette revendication.

À cette question, nous répondrons d’abord que le 15$ représente probablement quelque chose d’un peu plus près du modeste minimum qu’il faut pour vivre. Pas même pour bien vivre au Québec. Tout simplement pour y travailler à temps plein et y survivre. Un ministre qui tente de discréditer cette revendication sur la base d’un questionnement aussi bête ne comprend tout simplement pas l’enjeu fondamental qui se cache derrière elle : la dignité des travailleurs et des travailleuses. Probablement quelque chose qui se situe à des années-lumière des préoccupations du ministre.

Le ministre de ceux qui possèdent gros

Un ministre qui trouve qu’un salaire de 15$ de l’heure constitue un chiffre arbitraire ne sait tout simplement pas ce que ça signifie de vivre avec un revenu de 10.75$ de l’heure en 2016 au Québec. Pour un homme qui a eu la chance de se voter lui-même une augmentation de salaire représentant plus du revenu annuel d’une personne gagnant le salaire minimum, même une fois augmenté à 15$ de l’heure, on conviendra qu’il aurait pu se garder une petite gêne.

Comme aux États-Unis, l’enjeu fondamental de cette revendication prend racine dans une expression toute simple : une personne travaillant à temps plein, même au salaire minimum, ne devrait en aucune circonstance se retrouver dans une situation de pauvreté. Pour la Fédération canadienne de l’entreprise indépendante, une telle augmentation du salaire minimum serait tout simplement «catastrophique». Pour certains, la dignité de l’entreprise est évidemment supérieure à la dignité humaine, c’est peu dire.

Ministres et patrons œuvreront donc main dans la main contre cette revendication qui pourrait contribuer à l’élévation du niveau de vie de plusieurs centaines de milliers de personnes au Québec. Le ministre Leitao devrait selon nous se rendre compte qu’il est davantage que le ministre de ceux qui possèdent gros. Ce ministre, il devrait peut-être un beau jour accompagner le président de la FCEI dans un bus de quartier populaire à 6h00 du matin pour se rendre compte de la glorieuse bêtise qui anime son propos. Ensemble, ils devraient laisser tomber la Cadillac pour aller à la rencontre de ces personnes qui gagneraient suffisamment pour bien vivre selon eux. À 10.75$ de l’heure, il n’y a d’autre choix que celui de la misère et ce ne sont pas des hommes qui gagnent plusieurs fois le salaire de ceux et celles dont il est question qui devraient nous persuader de l’inverse.

Ce ministre, il devrait peut-être un beau jour accompagner le président de la FCEI dans un bus de quartier populaire à 6h00 du matin pour se rendre compte de la glorieuse bêtise qui anime son propos.

Le gros luxe

Selon de savants calculs maison, un salaire horaire de 10.75$ représenterait annuellement des revenus se situant entre 21 000$ et 22 000$. Au-delà de la calculatrice, que signifient ces chiffres concrètement dans le contexte où l’on sait que le phénomène de la pauvreté ne se réduit par seulement à son aspect économique? Aussi intéressant puisse-t-il être statistiquement, l’indice de faible revenu (version sémantiquement améliorée de ce qui était anciennement connu comme le seuil de pauvreté, terme légèrement plus évocateur on s’entendra) ne suffit absolument pas à délimiter les pauvres de ceux et celles qui ne le seraient pas. Si le 15$ de l’heure apparaît toujours si arbitraire au ministre, c’est que cette demande vise davantage l’élévation des conditions matérielles d’existence de base des plus précaires que la détermination scientifique du budget idéal chez «le pauvre». Un enjeu que notre gouvernement a surement bien du mal à saisir tant les gens qui le composent sont loin de la lutte pour leur propre survie matérielle. Il faut dire qu’à grands coups de gaspillage de fonds publics, de privilèges d’élite, de coupures sauvages et de copinage crasse avec les milieux d’affaires, on en vient naturellement à perdre de vue les intérêts de ceux que l’on n’ose regarder et qui n’ont pas de voix au sommet.

Que dire, par ailleurs, du fait que ce 22 000$ ne représente même pas ce que gagne l’ensemble des travailleuses et des travailleurs précaires recevant 10.75$ par heure de travail vendue? Dans le monde du travail en transformation que nous connaissons, le travail à temps partiel et précaire est en croissance. C’est le cas depuis le début des années 1980. La job à temps plein à l’usine où tu «punchais» chaque jour à la même heure pour la même semaine d’ouvrage est chose du passé. Quelques trente années plus tard, non seulement il n’y a plus de «punch», mais bien souvent, la semaine est éparpillée à temps partiel selon les besoins flexibles de l’entreprise. Non, le travail à temps partiel n’est plus un phénomène marginal au Québec. Chez les plus précaires, c’est souvent même la combinaison des emplois à temps partiel qui peut permettre d’atteindre une certaine forme de temps plein précaire, avec tous les désavantages que l’accumulation d’emplois peut avoir chez un ou une salarié-e.

Le gros luxe quoi! Qu’on sabre le champagne!

Il est donc nécessaire de discuter de ce qu’un salaire à 10.75$ de l’heure signifie pour les gens qui travaillent à temps partiel, souvent faute de choix. Sinon, que dire de ces mères monoparentales, ces étudiants, ces personnes racisées, ces gens exclus du marché du travail, ces personnes moins qualifiées, avec des limitations physiques ou intellectuelles ou encore ces personnes plus âgées qui souvent réintègrent le marché du travail afin d’en avoir un peu plus pour vivre et qui n’ont guère d’autre choix que le temps partiel à salaire réduit? Sur une semaine de 15 à 20 heures de travail, ça leur permettrait de toucher quelque chose entre 8 000$ et 11 000$ par an. Le gros luxe quoi! Qu’on sabre le champagne! Pendant que certains perdront leur temps à nous dire que la vie est si belle sous les palmiers de la pauvreté, nous défendrons que l’augmentation du salaire minimum à 15$ de l’heure constitue une mesure efficace de réduction des inégalités sociales. Le salaire minimum agissant en tant qu’agent de contrôle économique du seuil de revenu des moins nantis, il fixe et détermine la valeur globalement acceptable du travail non qualifié. Il envoie le message que X salaire est suffisant et qu’il n’est donc pas nécessaire de payer un sou de plus pour chaque heure de travail vendue par l’employé, surement ce qui fait trembler les si efficaces PME du Québec inc. qui carburent aux bas salaires.

La véritable catastrophe

Dans ce beau marché du travail, il n’est pas toujours possible de magasiner son boulot de rêve sans entraves. Ce marché, il est clairement à l’avantage de ceux qui décident que le travail flexible, contractuel ou à temps partiel, ça coute moins cher à l’entreprise, et même à la PME. Ce marché, il ne reconnaît souvent pas les compétences et même souvent les études des personnes condamnées à travailler ici pour un salaire minable, et ce particulièrement pour les personnes migrantes. Ce marché, il a justement tout avantage à placer les plus précaires dans un rapport de concurrence pour de bas salaires afin que l’entreprise et ses patrons tirent leur épingle du jeu à moindre coût. Ce marché, il ne veut tout simplement pas connaître une poussée vers le haut du minimum du revenu, sachant très bien que cela s’accompagnera nécessairement d’un mouvement général de croissance des salaires. Le nivellement par le bas des salaires des plus pauvres, ça procède à la rétention de celui de tout le monde et ça, c’est «business as usual» pour nos maîtres, dans l’entreprise comme au gouvernement.

Pour le petit roi du budget équilibré autoproclamé qu’est notre ministre des Finances, il y a fort à parier qu’il ne serait même pas en mesure d’équilibrer positivement celui de toute personne vivant avec un salaire de 10.75$ de l’heure. Malgré son fétiche des coupures, nous croyons fermement qu’il y a une limite à opérer des compressions dans la dignité des personnes. Un salaire de 15$ de l’heure, ça donne environ 26 000$ par an à temps plein, et ne parlons même pas de ce que ça représente à temps partiel. Juste assez pour être encore mal-logé, mal nourri et encore précaire. Selon nous, c’est ça, la véritable catastrophe.

Guillaume Legault est candidat à la maîtrise en science politique à l’UQAM. Ses travaux portent sur le syndicalisme.