«Huit minutes, c’est tout le temps que nous avons eu entre le moment où des gens ont aperçu la coulée de boue engloutir le sommet de la colline, là-bas, et le moment où le village était complètement rasé.»

Ce sont les mots de Marcio Luciano da Silva, au début du mois de juin. Son village s’appelle Bento Rodrigues et l’homme y a passé toute sa vie jusqu’au 5 novembre dernier. Il se tient exactement là où il se tenait ce jour-là, lorsqu’un de ses voisins, paniqué, a cogné de toutes ses forces dans sa porte en lui criant de déserter sa maison sur le champ avec sa femme et ses deux filles. Un barrage minier avait cédé. Bento Rodrigues serait rayé de la carte dans les prochaines minutes, après 320 ans d’existence.

Bento Rodrigues serait rayé de la carte dans les prochaines minutes, après 320 ans d’existence.

Sa maison n’existe plus, pas même les fondations. Marcio se tient au milieu d’un carré de boue séchée.

Il a une photo en grand format avec lui. Ses deux filles devant sa maison. «Elle était belle!» s’exclame-t-il. La rencontre avec l’auteur de ces lignes étant un hasard, il avait fait imprimer la photo pour lui. Pour ne pas oublier de quoi avait l’air l’antre de son bonheur quotidien pendant toutes ses années.

Guillaume Piedboeuf

Préserver la mémoire

Se rappeler, continuer de pouvoir raconter la tragédie, c’est pourquoi Marcio et son ami Antonio Martins Quintao visitent les ruines du village à l’occasion. Leurs femmes ne comprennent pas, elles les trouvent masochistes. Durant les cinq premiers mois suivant le désastre, aucun habitant de Bento Rodrigues n’a eu le droit d’y retourner, pas même pour tenter de récupérer quelques effets personnels dans la boue séchée.

Durant les cinq premiers mois suivant le désastre, aucun habitant de Bento Rodrigues n’a eu le droit d’y retourner, pas même pour tenter de récupérer quelques effets personnels dans la boue séchée.

«Ici, c’était la résidence du maire, que j’ai aidé à construire», lance Antonio. «Ici, il y avait un petit bar avec une grande place où tout le village se réunissait pour chanter et danser les jours de fin de semaine», explique Marcio. Figées dans la boue, des scènes de la vie quotidienne. Des vêtements accrochés derrière une porte, une télévision devant un fauteuil à moitié sous terre, un étui à crayon ouvert sur un bureau à moitié démoli.

«Ici, c’était l’école du village», pointe finalement Antonio. Le mur principal de l’école est encore debout, marqué d’un gros graffiti. «Samarco voulait nous tuer, mais Jésus nous a sauvés», peut-on y lire.

Guillaume Piedboeuf

Les responsables de la catastrophe

La compagnie minière Samarco, propriété conjointe des géants brésiliens et australiens Vale et BHP Billiton, exploitait jusqu’au 5 novembre dernier diverses mines du Minas Gerais. Son principal chantier, à proximité des villes historiques de Mariana et Ouro Preto, rejetait les déchets toxiques liés à l’extraction du fer dans trois grands bassins de rétention.

Il est un peu passé 15 h, le 5 novembre, lorsque le barrage Fundão, fermant le plus grand des bassins en question, rompt. En l’espace de quelques minutes, une gigantesque marée de 62 millions de mètres cubes de boue toxique est lâchée dans la nature, dévalant à vive allure vers le fleuve Rio Doce et traversant plusieurs villages. Le plus imposant et plus proche d’entre eux : Bento Rodrigues.

En l’espace de quelques minutes, une gigantesque marée de 62 millions de mètres cubes de boue toxique est lâchée dans la nature, dévalant à vive allure vers le fleuve Rio Doce et traversant plusieurs villages.

En quelques heures, on assiste au plus gros désastre minier de l’histoire du Minas Gerais, cœur minéral du Brésil depuis des siècles. 19 personnes meurent enterrées vivantes, plusieurs centaines d’autres voient leur maison et leurs souvenirs ensevelis sous la boue en un clin d’œil, et la faune et la flore des 800 kilomètres du Rio Doce sont complètement détruites. Sur plusieurs centaines de kilomètres, les poissons sont tués presque instantanément, leur carcasse flottant à la surface durant les jours suivants. Partout sur la rive du fleuve reliant le centre du pays à l’océan Atlantique, des pêcheurs viennent de perdre leur gagne-pain et des agriculteurs, de perdre l’eau qu’ils utilisaient pour irriguer leurs terres.

Guillaume Piedboeuf

Le premier non-sens semble l’absence de plan d’urgence. Samarco n’avait rien en place, au moment de la catastrophe, pour lancer une alerte dans les nombreuses communautés à proximité des bassins. Pas même un coup de téléphone automatisé. N’eut été la vigilance de certain-es résident-es de Bento Rodrigues, ou encore si le barrage avait cédé durant la nuit, on compterait probablement les morts par centaines, dénonce Marcio Luciano da Silva . «Samarco n’a rien fait.»

Personne n’est mort à Bento Rodrigues. En huit minutes, tous les habitant-es ont été avertis et ont couru sur l’artère la plus haute du village, laissant tout derrière. De là, ils et elles ont regardé le village se faire enterrer par la boue. Non seulement Samarco n’a pas prévenu les habitant-es du désastre, mais le temps que la compagnie alerte les autorités, l’obscurité tombante empêchait les hélicoptères de voler. Les routes permettant de rejoindre le village ayant été englouties, les premiers secours ne pourraient arriver que le lendemain matin.

Guillaume Piedboeuf

Cette nuit-là, les 200 familles de Bento Rodrigues se sont blotties les unes contre les autres, sans eau ni électricité, pour dormir à même la seule rue n’ayant pas du tout été touchée par la marrée boueuse, raconte Marcio.

Les non-suites

Cette même nuit, Samarco commençait déjà sa campagne de relation publique, le PDG de la compagnie, Ricardo Vescovi, déclarant dans une vidéo sur Facebook : «Nous sommes vraiment consternés par ce qui est arrivé et nous sommes absolument mobilisés pour contenir les dommages causés par ce tragique accident.»

Dans les jours suivants, la compagnie clame qu’aucune négligence n’est à l’origine du désastre. Une semaine après la catastrophe, la présidente du Brésil, Dilma Rousseff, ex-ministre des Mines de de l’Énergie, daigne finalement survoler la région en hélicoptère. Cette lente et timide réaction, les habitant-es de Bento Rodrigues ne l’ont toujours pas pardonnée à la présidente destituée.

En mars, BHP Billiton et Vale se sont entendus avec le gouvernement brésilien sur un montant à payer en dommage et intérêts de 6.2 milliards US$. Un autre montant a depuis été avancé par la Justice du pays: 43 milliards US$, calqué sur le prix payé par BP dans la catastrophe pétrolière du golf du Mexique. Les minières considèrent qu’il est trop tard. Leur entente a été ratifiée. Le gouvernement avait intérêt à régler vite, en mars; l’économie nationale et locale subissant les contrecoups du gel des actifs de Samarco. Des emplois ont été perdus par milliers, depuis le désastre, dans le secteur de Mariana. Le plan de 15 ans que financeront les géants miniers devrait entamer le nettoyage et la réorganisation du Rio Doce et de ses rives via des programmes environnementaux et sociaux. Entamer, puisqu’il est estimé que ressusciter l’écosystème du fleuve prendra entre 50 et 100 ans.

Le gouvernement avait intérêt à régler vite, en mars; l’économie nationale et locale subissant les contrecoups du gel des actifs de Samarco.

Après l’entente, la présidente Dilma a salué les compagnies pour avoir pris leurs responsabilités.

Difficile à croire, quand le 30 juin, IBAMA, l’Institut brésilien de l’environnement et des ressources naturelles renouvelables, énonçait que Samarco n’avait encore réellement mis en place aucune des onze mesures visant à limiter le plus possible l’impact environnemental du désastre.

Difficile à croire, quand de nouvelles poursuites ont récemment été entamées par la Justice du Minas Gerais contre Samarco et dix employés, dont le désormais ex-PDG Vescovi. Il aurait été découvert que l’entreprise a falsifié des documents, et omis d’en remettre certains autres à l’État, sur l’état du barrage et la capacité de liquide qu’il pouvait contenir, en 2012 et 2013.

Samarco s’était engagé à fournir son propre rapport sur la catastrophe pour le 1er juillet. Il se fait encore attendre. À Bento Rodrigues, la tristesse a fait place à la colère, alors que ses habitant-es survivent avec le maigre salaire minimum brésilien, à peine suffisant pour vivre pour plusieurs qui travaillaient à même la communauté détruite.

Guillaume Piedboeuf

Certes, une petite partie de l’argent versé par Samarco au gouvernement brésilien doit servir à reconstruire, éventuellement, un «nouveau» Bento Rodrigues, à huit kilomètres de l’ancien. Mais pour le moment, Samarco ne s’est engagé à verser aucun dédommagement directement aux habitant-es touché-es. Les procédures judiciaires s’étirent.

«En date d’aujourd’hui, nous n’avons rien.Samarco a été capable de tout nous enlever en huit minutes, mais n’a rien fait pour nous en sept mois depuis. Les médias nous aident, plusieurs groupes sociaux nous aide, mais le gouvernement, la justice et Samarco, on n’a rien d’eux», se fâche Marcio Luciano da Silva.

Samarco a été capable de tout nous enlever en huit minutes, mais n’a rien fait pour nous en sept mois depuis.

Neuf mois plus tard, l’histoire de Bento Rodrigues est depuis longtemps tombée dans l’oubli à l’international. C’était déjà chose faite exactement huit jours après le désastre, quand la terreur des attentats de Paris a pris toute la place dans l’actualité planétaire. Et que les Jeux olympiques règnent maintenant à Rio.