Mickael Chacha Enriquez: La Marche Trans de cette année portera sur les droits des personnes trans migrantes. Que peux-tu nous dire à ce sujet?
Sophia Bueno de Camargo : C’est très dur pour une personne trans de voyager, et encore plus d’immigrer. Par exemple, quand je suis allée au Canada, j’ai dû passer par de nombreuses épreuves à la frontière pour pouvoir passer, même si j’avais un visa valide. J’ai notamment été fouillée et j’ai dû attendre 4h à la frontière. Quand j’ai parlé à mes ami-e-s cis brésilien-ne-s qui sont aussi allés au Canada, j’ai été choquée d’apprendre qu’ils n’ont jamais dû faire face à ce que j’ai vécu. C’était très facile pour eux de passer la frontière.
En général, les personnes trans font face à beaucoup d’incompréhension et de suspicion. Cela se répercute particulièrement auprès des autorités frontalières d’à peu près partout. Elles présupposent que tu es une travailleuse du sexe ou que tu vas faire quelque chose de mal ou d’immoral. Les migrant-e-s sont toujours considéré-e-s comme des parasites. Être une personne trans migrante vient rajouter la transphobie par-dessus. Tu traverses de nombreuses violences juste parce que tu veux ou dois entrer dans un pays. C’est comme si le système voulait voir ce que tu es capable d’endurer.
MCE : Que peux-tu nous dire de l’actualité des luttes trans au Brésil?
SBDC : Quand on pense au Brésil à l’international, on a souvent l’impression que le Brésil est vraiment ouvert sur la diversité des genres et des sexualités. En réalité, le Brésil est un pays très machiste, transphobe et homophobe. Donc on se bat pour des choses de base comme permettre aux personnes trans de terminer leur parcours scolaire et de rester en vie.
L’espérance de vie d’une femme trans est très basse comparée au reste de la population. Il y a beaucoup d’assassinats de personnes trans, surtout de femmes trans. Au Québec, les personnes trans qui sont mortes le sont souvent parce qu’elles se suicident, mais ici il y a un niveau de violence très élevé. Par exemple, le mois de janvier 2016 est nommé «janvier du sang» (Janeiro de sangue) parce qu’en un mois on a dénombré 70 femmes trans assassinées en un mois seulement.
On a plus de droits maintenant, mais quand les droits avancent, il y a toujours des backlash. Je pense qu’on va avoir un record d’assassinats cette année.
MCE : Que faites-vous pour combattre cette violence?
SBDC : On essaye de mettre de la pression sur les pouvoirs politiques pour que les lois et les projets qu’on met en place pour la communauté trans soient approuvés et soutenus financièrement. C’est très difficile parce qu’il y a beaucoup d’extrémistes évangélistes qui occupent des fonctions politiques et font tout pour mettre en place plus de violences sexistes, transphobes et homophobes. Ils font passer des lois contre l’avortement (qui est toujours illégal au Brésil), s’opposent au mariage homosexuel et aux droits des personnes trans.
Par exemple, nous avons obtenu du ministère de l’Éducation la possibilité d’utiliser le prénom de son choix à l’école et à l’université, et les évangélistes ont déposé un projet de loi pour annuler ce changement (qui n’est pas encore passé). Ils se sont également opposés au plan d’éducation sur le genre et la sexualité et ont réussi à faire retirer le mot « genre » de tout le plan d’éducation (y compris pour les genres alimentaires, ce qui est quand même absurde).
MCE : Que peux-tu nous dire du projet Trans Enem?
SBDC : C’est vraiment intéressant et très récent. La plupart des personnes trans se retrouvent exclues du système scolaire, les étudiant-e-s trans vivent beaucoup de cissexisme de la part du personnel enseignant. Ici, pour rentrer à l’université, tu as besoin de passer un examen national quand tu as fini l’école secondaire, l’Enem. Une activiste et travailleuse du sexe trans de Rio a développé un projet pour offrir des cours d’anglais aux travailleuses en vue de la Coupe du monde de soccer. Le projet n’a finalement pas fonctionné, mais il a évolué par la suite vers des cours gratuits pour passer l’Enem. Il s’agit d’une étape nécessaire pour avoir accès à l’université, mais également pour valider sa formation secondaire. Aujourd’hui, les projets Trans Enem se développent dans toutes les grandes villes du Brésil.
Nous sommes ainsi de plus en plus nombreux-ses à penser l’accès à l’université comme un droit pour les personnes trans, et ce n’était vraiment pas le cas avant. On prend notre place!
MCE : La plupart des personnes qui suivent les cours du Trans Enem sont des travailleuses du sexe, peux-tu nous parler de leur situation?
SBDC : Il y a énormément de marginalisation, les filles n’ont souvent plus de liens avec leurs familles et vivent surtout la nuit. Pour celles qui travaillent dans la rue, elles se trouvent généralement dans les rues les plus dangereuses du Brésil, où il y a aussi beaucoup de trafic de drogue. Avant, les personnes qui contrôlaient la rue étaient d’anciennes travailleuses du sexe, elles étaient dures mais venaient du milieu. Maintenant, ce sont les gangs, qui apportent avec eux beaucoup plus de violence contre les travailleuses trans.
Je dois préciser que la majorité des travailleuses de rue sont noires et viennent des favelas [ndlr : bidonvilles brésiliens]. Elles ont souvent été exclues de leur famille à l’adolescence parce qu’elles sont trans. Elles n’ont pas beaucoup d’autres choix que de faire du travail du sexe très jeunes pour avoir des revenus suffisants pour louer un logement et vivre.
MCE : Quels sont les liens entre les luttes trans et les luttes féministes?
SBDC : Il y a des tensions importantes au sein du mouvement féministe. Une partie des jeunes féministes radicales universitaires conçoivent leur féminisme de manière exclusive et ont des comportements transphobes et cissexistes. Elles créent des espaces non-mixtes qui excluent les femmes trans, certaines expliquent que la transsexualité n’existe pas. Elles s’adressent aux femmes trans en utilisant des pronoms masculins. Certaines envoient même des messages aux hommes trans pour leur dire qu’ils sont «belles» et qu’ils «n’ont pas besoin de devenir un homme pour être avec une femme». Ce message est extrêmement violent pour les personnes trans dont le genre est déjà délégitimé dans la société et qui doivent lutter quotidiennement pour être qui elles sont.
Ces féministes osent même dire qu’il ne s’agit pas de transphobie, mais de positions politiques. C’est très violent. Une féministe trans s’est suicidée et a expliqué que c’était à cause de la cyberintimidation qu’elle avait vécue de la part des TERFs (Trans exclusionary radical feminists : en français, féministes radicales excluant les personnes trans).
Dans le pays où il y a le plus de meurtres transphobes au monde, le mouvement féministe représente un espace de plus où les personnes trans risquent de vivre des violences. Certaines militantes mettent en place un féminisme pour les femmes cis, blanches, hétérosexuelles avec un bagage universitaire. De plus, elles sont très violentes et virulentes sur Internet, mais très peu actives sur le terrain.
On a développé des alliances avec les féministes noires, qui croient à l’intersectionnalité et qui comprennent l’expérience d’être considérée comme moins femmes que d’autres. Il y a beaucoup de parallèles à faire entre le vécu des femmes noires et des femmes trans : sur l’exclusion du système scolaire, la pauvreté, le travail du sexe, l’invisibilité, etc.
On a également développé des alliances avec les lesbiennes. Beaucoup d’entre elles sont critiques de l’identité de femmes et transgressent les rôles de genre traditionnels, comme beaucoup de personnes trans.
MCE : Comment se passe l’alliance avec les associations LGBT?
SBDC : Au Brésil, les associations LGBT ont émergé pendant la crise du Sida : le gouvernement a octroyé des fonds pour la lutte contre le VIH, ce qui a permis au mouvement LGBT d’émerger. Il est important de préciser qu’on a vécu sous une dictature de 1964 à 1985. Ça explique pourquoi il était impossible pour de nombreux mouvements sociaux d’émerger avant.
Historiquement, cette alliance repose sur les liens développés dans les lieux de sociabilité : les personnes trans fréquentaient les mêmes clubs que les gais. Il y avait des liens très forts entre les hommes gais et les femmes trans, avec des frontières beaucoup plus floues.
Aujourd’hui, il y a beaucoup de tensions dans le mouvement LGBT, car beaucoup de gais et lesbiennes mettent de côté les personnes trans, et surtout les personnes travesties qui sont associées à la prostitution et au scandale. Une partie du mouvement LGBT essaye de gagner en respectabilité en se dissociant des travestis, c’est pourquoi nous sommes en train de développer des espaces et des organisations spécifiquement trans.
MCE : En terminant, qu’est-ce que tu voudrais ajouter?
SBDC : Il faut que les gens soient informés de ce qu’il se passe concrètement ici en Amérique du Sud pour nous. Nos réalités sont souvent méconnues ou déformées en Amérique du Nord et en Europe. Nous sommes dans une époque vraiment difficile pour les personnes trans au Brésil, à cause des assassinats transphobes et de la droite évangéliste.