Dans cet ouvrage riche en points de vue, Bibeau revient un moment sur les réactions américaines au lendemain des attentats contre le World Trade Center, et sur l’absence — malheureusement récurrente en Occident — d’interrogation profonde sur ses causes politiques, économiques et sociales. «Les conseillers de Bush ne pouvaient pas ignorer que le fanatisme et l’intégrisme — qu’ils soient chrétiens, juifs, hindous ou islamiques — se nourrissent le plus souvent de l’humiliation, du ressentiment, du déni de justice, du non-respect de l’autre, en d’autres mots, de l’impérialisme des puissants, écrit le professeur émérite à l’Université de Montréal. Les jeunes fondamentalistes musulmans — des «infidèles» à leurs yeux — posaient une question capitale à l’Amérique, question qui n’a pas été comprise ou à laquelle les pouvoirs politiques des États-Unis n’ont pas voulu répondre.»
Ces autorités «éclairées» ont répondu au terrorisme d’Al-Qaïda par un terrorisme d’État hautement plus meurtrier, alimentant ainsi le cycle de la violence sans fin dans lequel le monde semble aujourd’hui embourbé. «Les pays d’Amérique et d’Europe conduisent, au nom de la paix, de la sécurité et de la démocratie, de puissantes expéditions militaires qui font des dizaines de milliers de victimes et qui détruisent parfois des États entiers — l’Irak, l’Afghanistan, la Libye, le Soudan, la Yougoslavie, le Mali, la Centrafrique —, installant, avec la complicité de politiciens locaux, une paix le plus souvent précaire», écrit Bibeau. Ces campagnes se retrouvent régulièrement justifiées par des discours produits par de «puissantes machines à stéréotypes», ajoute-t-il. Le barbare, c’est l’Autre.
Le «double standard» des institutions internationales
Toutes les sociétés du monde, écrit Bibeau, ont tenté de contenir et de discipliner la violence, à défaut de pouvoir l’éradiquer, en se dotant de systèmes éthiques et juridiques. La création de l’Organisation des Nations Unies et de sa Charte en 1945 — celle-ci ayant été approuvée ironiquement un mois avant les bombardements atomiques sur Hiroshima et Nagasaki — répondait à cet espoir des Alliés de «préserver les générations futures du fléau de la guerre». L’anthropologue se montre aujourd’hui très critique par rapport au fonctionnement de l’institution.
Les interventions menées en Libye en 2011 par les pays de l’OTAN, qui ont selon Bibeau contribué à amplifier le «désastre» dans ce pays, soulèvent par exemple des questions par rapport aux nouveaux concepts que sont le «devoir d’ingérence» et la «responsabilité de protéger». Ces deux notions, qui peuvent être invoquées aujourd’hui par le Conseil de sécurité de l’ONU lorsqu’il juge qu’un État n’assure pas la protection de ses populations, doivent selon lui être mieux encadrées sur le plan juridique. «On doit aussi se demander pourquoi on intervient dans certains pays et pas dans d’autres», ajoute-t-il, déplorant ce qu’il perçoit comme une «politique du double standard» au sein des institutions internationales.
Les cinq membres permanents du Conseil de sécurité, c’est-à-dire les cinq géants de la vente d’armes que sont les États-Unis, la France, le Royaume-Uni, la Chine et la Russie, semblent en effet parfois mêler leurs intérêts stratégiques et idéologiques aux considérations éthiques qui devraient prévaloir en matière de règlement de conflits…
Cesser la domination pour construire la paix
Bibeau souligne qu’un siècle d’injustices douloureuses commises sous différentes formes (colonisation, impérialisme, soutien à des régimes autoritaires, sanctions économiques, etc.) par des États d’Occident à l’égard de sociétés arabo-musulmanes n’est pas sans impacts sur la pensée et la psychologie des populations concernées. Les puissantes campagnes militaires du nouveau siècle contribuent encore à bouleverser des sociétés meurtries, favorisant le chaos dans lequel prolifèreraient des centaines d’organisations de combattants au service d’autant de causes, dont le terrible groupe État islamique. «Le terrorisme apparaît néanmoins comme une réalité encore mouvante, multiforme et contradictoire qui s’ajuste sans cesse à des contextes historiques et sociopolitiques chaque fois singuliers et spécifiques à la place que les pays occupent dans la géopolitique mondiale», souligne l’auteur.
Cette mouvance recrute ses soldats jusque dans les villes européennes via internet. Selon certains sociologues, on aurait tort de réduire ceux-ci à des fous. Ils semblent généralement dotés au contraire d’un sens moral aigu, et désireraient à travers leur engagement terroriste «corriger des injustices dont ils sont souvent les premières victimes», pour reprendre les mots de Bibeau. L’anthropologue croit que «la situation sociale et économique de ces jeunes est souvent décrite, avec raison, à partir des notions de marginalisation, de stigmatisation et d’existence entre deux mondes, celui du pays d’accueil et celui du pays d’origine.» Sous le «vernis rhétorique» de la religion, ces bourreaux de la moralité souvent politisés voudraient en quelque sorte prendre part, dans l’urgence, à la liquidation morbide d’un ordre du monde condamnable.
Pour sortir de ce cycle de la violence et construire la paix, l’autocritique des puissances occidentales est absolument nécessaire, mais ne pourra pas suffire, croit Bibeau: un universalisme véritablement respectueux de la diversité mondiale, «de la pluralité des versions de l’humanité» qui se sont développées sur notre planète, doit être mis au monde, nourri de dialogues et d’échanges constructifs. Ainsi l’humanité pourra-t-elle se donner la chance de s’enrichir, de se sauver d’elle-même et de cette violence qui l’anime tant aujourd’hui.