L’article 2.1 vise à empêcher toute assemblée, attroupement ou défilé dans l’espace public n’ayant pas soumis son lieu ou itinéraire au Service de police de la ville de Montréal (SPVM). L’article 3.2 empêche quiconque participant à quelque assemblée, attroupement ou défilé dans l’espace public de se couvrir le visage sans motif raisonnable. Finalement, les amendes en cas d’infraction et de récidive ont été significativement augmentées (1ère offense : de 100-300$ à 500-1000$; 2e offense : de 300-500$ à 1000-2000$; 3e offense et plus : de 500-1000$ à 2000-3000$).

Moins d’un mois plus tard, le 5 juin de la même année, épaulé par une équipe de juristes d’exception (Me Samuel Bachand, Me Denis Poitras et Me Olivier Roy, éventuellement suivis de Me Sibel Ataogul et Me Marie-Claude St-Amant qui ont assurées la part de lion de la représentation en cette cause), j’ai déposé une requête en sursis et nullité des articles susmentionnés auprès de la Cour supérieure du Québec afin que leur application soit suspendue en attente d’une délibération sur leur constitutionnalité.

Le juge en chef de la Cour supérieure de l’époque, François Rolland, fraichement libéré de la lourde responsabilité de protéger le droit de certain-e-s étudiant-e-s à devenir briseurs ou briseuses de grève par le biais d’injonctions, eu le temps de disposer défavorablement de notre requête en sursis le 18 juin. Le délai entre cette date et la date où nous avons finalement pu plaider sur le fond de la question (décembre 2014) s’explique en partie par l’ajout de preuves au dossier de notre part. En effet, le SPVM décide au printemps 2013 d’utiliser avec vigueur les nouvelles dispositions du règlement P-6 dans une série d’arrestations de masse destinées à faire comprendre à quelques centaines d’irréductibles que 2012 était bel et bien terminé, que les manifestations du Collectif Opposé à la Brutalité Policière (COBP) et du 1er mai anticapitaliste n’étaient toujours pas les bienvenues, et qu’il serait préférable que tout le monde rentre docilement chez soi.

1304 constats d’infractions furent émis, la quasi-totalité tombant en cour ou ayant été retirés par la ville suite au jugement Richmond du 9 février 2015. Le délai entre les plaidoiries de décembre 2014 et le jugement du 22 juin 2016 s’explique en partie par la modification du contexte légal, incluant le jugement Richmond ainsi que le jugement du 12 novembre 2015 de la Cour supérieure (juge Cournoyer) qui déclara inconstitutionnel un autre texte de loi utilisé pour réprimer les manifestations, l’article 500.1 du Code de la sécurité routière.

Comme l’ont rapporté les médias et comme nous l’avons rapporté nous-mêmes, ce jugement représente une victoire, bien que cette victoire soit partielle. Victoire totale en ce qui concerne l’article 3.2 (le «masque») qui est désormais nul et sans effet : il n’existe plus de règlement municipal à Montréal interdisant de se couvrir le visage dans le cadre d’assemblées, d’attroupements ou de défilés dans l’espace public, ce qui est une excellente chose, et pas seulement pour l’Halloween.

Comme l’ont rapporté les médias et comme nous l’avons rapporté nous-mêmes, ce jugement représente une victoire, bien que cette victoire soit partielle.

Rappelons par contre que la modification de deux articles du Code criminel canadien, par la grâce du dernier gouvernement conservateur, promet désormais jusqu’à cinq ou dix ans de prison à quiconque se trouve masqué «dans le but de dissimuler son identité sans motif raisonnable» dans le cadre d’un attroupement illégal ou d’une émeute, et qu’en vertu d’un autre article plus ancien, le fait de commettre tout acte criminel masqué entraine des conséquences pénales supplémentaires. Du moins la première de ces dispositions devra un jour être jetée aux rebuts de l’histoire par le premier tribunal compétent qui s’en saisira : nous serons aux côtés de la personne qui s’y confrontera la première, sauf dans l’éventualité où il me serait impossible d’être à mes propres côtés. Notre jugement, nous l’espérons, rendra cette contestation moins ardue.

La question de l’itinéraire

Autrement complexe, c’est sur cet enjeu que je souhaite m’attarder ici. Commençons par quelques points de détail.

Premièrement, malgré que sur papier l’article 2.1 (comme le reste du règlement) s’applique à tout attroupement, assemblée ou défilé sur l’espace public de la ville de Montréal, il a semblé évident à la juge Masse, en vertu des débats ayant mené à son adoption ainsi que de son application, qu’il ne s’applique en réalité qu’aux «manifestations entravant la circulation des véhicules routiers sur les voies publiques». Nous pouvons en déduire qu’il ne s’appliquerait donc pas à tout attroupement, assemblée ou défilé qui se déroulerait ailleurs dans l’espace public que sur une voie publique où circulent des véhicules routiers.

Deuxièmement, la juge Masse considère que le règlement contraint légitimement les organisateurs et organisatrices d’une manifestation à remettre (et à faire respecter) un itinéraire qu’ils et elles donnent au SPVM préalablement à la tenue de cette manifestation. Selon la juge, il suffit de remettre cet itinéraire, même à la dernière minute, et il n’est aucunement question de le négocier où qu’il soit refusé par le SPVM. C’est pourquoi elle semble interpréter une partie de l’article donnant expressément au SPVM le droit de changer le lieu ou l’itinéraire d’une façon, disons, contre-intuitive.

Qu’arrive-t-il, donc, si le SPVM refuse un itinéraire ou exige qu’il soit modifié? Le règlement affirme que «(l)a présente disposition ne s’applique pas lorsque le Service de police, pour des motifs de prévention des troubles de paix, de la sécurité et de l’ordre publics, ordonne un changement de lieu ou la modification de l’itinéraire communiqué.» Quelle disposition? Selon la juge Masse, il semble que ce soit l’article 2.1 lui-même. Donc, si le SPVM ordonne un changement de lieu ou la modification de l’itinéraire, «le non-respect du lieu ou de l’itinéraire ne peut plus rendre la manifestation illégale».

Qu’arrive-t-il, donc, si le SPVM refuse un itinéraire ou exige qu’il soit modifié? Le règlement affirme que «(l)a présente disposition ne s’applique pas lorsque le Service de police, pour des motifs de prévention des troubles de paix, de la sécurité et de l’ordre publics, ordonne un changement de lieu ou la modification de l’itinéraire communiqué.»

Troisièmement, la juge Masse considère qu’il va de soi que les participant-e-s à une manifestation dont l’itinéraire n’a pas été donné ou n’est pas respecté doivent être informé-es de ce fait par le biais d’un avis de dispersion avant que la police n’intervienne, ce qui, présumément, implique également que les gens qui manifestent puissent avoir l’opportunité de se disperser avant de subir quelque intervention policière. La chose, bien entendu, semble moins aller de soi pour le SPVM.

Finalement, la juge Masse invalide l’article 2.1 uniquement dans le cadre de manifestations spontanées, sur la base d’une conception de ces dernières («manifestation instantanée») extrêmement frugale, calquée sur la législation allemande. Selon la juge Masse, toute manifestation organisée ou annoncée d’avance ne peut être spontanée, et devrait donc fournir un itinéraire à la police avant son départ. Une manifestation spontanée devrait soit être mise en œuvre «au moment même où elle se tient» et être urgente telle qu’une manifestation ultérieure (organisée) serait obsolète, soit résulter d’une «coïncidence sans qu’il y a ait eu d’annonce ou d’invitation préalable de quelque forme que ce soit», y compris par le bouche-à-oreille. Pour la juge Masse, une émeute de la Coupe Stanley est une manifestation spontanée, car elle répond à ces critères, bien que mauvais, présumément, dans la mesure où elle est une émeute. Certaines manifestations de casseroles en 2012 seraient également des exemples clairs, c’est-à-dire celles qui n’ont pas été annoncées.

L’affaire, selon la juge Masse, serait donc assez simple : les manifestations non spontanées, étant organisées, devraient être en mesure de fournir et de faire respecter un itinéraire, et pas les manifestations instantanées, puisqu’elles ne sont pas organisées. Je crois, avec égards pour l’opinion de la Cour supérieure, que l’affaire n’est pas du tout si simple, et que cette opinion relève d’une mécompréhension profonde de la réalité de l’organisation et de la participation à des manifestations, ou du moins à certains types de manifestations que nous devrions considérer comme normales dans une société libre et démocratique. Puisque la question fondamentale que ces considérations soulèvent ne touche que périphériquement la question de l’itinéraire, permettez-moi de mettre de côté certains paramètres.

L’affaire, selon la juge Masse, serait donc assez simple : les manifestations non spontanées, étant organisées, devraient être en mesure de fournir et de faire respecter un itinéraire, et pas les manifestations instantanées, puisqu’elles ne sont pas organisées.

Quel type de manifestation?

Pour la discussion qui suit, si vous en êtes capables, veuillez imaginer que nous vivions dans un monde où l’objectif du SPVM dans sa gestion des manifestations est de protéger l’ensemble des personnes qui manifestent (et la population environnante) et non de réprimer certaines manifestations et certaines personnes qui manifestent. Imaginez aussi, et c’est probablement plus facile, que nous vivions dans un monde où le fait de connaître l’itinéraire d’une manifestation aide le SPVM à atteindre cet objectif. Imaginez aussi que le SPVM accepte gracieusement tout itinéraire soumis, même décidé sur place à la dernière minute, et œuvre de bonne foi afin de s’assurer que les manifestant-e-s puissent suivre cet itinéraire sans encombre. Dans ce monde qui pourrait bien être le nôtre, à en croire la Cour supérieure, le maire Coderre et une partie significative de la population, quel être insensé pourrait bien s’insurger d’un acte si insignifiant et peu dommageable que celui de fournir son itinéraire? Répondre à cette question nécessite un détour.

Prenons un modèle type de manifestation éminemment non spontanée; la manifestation syndicale contemporaine. Quelques personnes décident des modalités de la manifestation. Les syndiqué-e-s se présentent à l’heure convenue, manifestent de la manière convenue, cessent de manifester au moment convenu. Un service d’ordre s’assure que le tout se déroule rondement. Permettez-moi de poser au sujet de ces manifestations une question qui semblera d’emblée loufoque : par quelle autorité les quelques personnes organisatrices imposent-elles ces modalités de participation aux dizaines, centaines, milliers de syndiqué-e-s qui y participent? Une réponse possible, qui est peut-être après tout la bonne, est que ces syndiqué-e-s sont membres du syndicat qui organise la manifestation, ont élu des gens pour diriger ce syndicat, et ce sont présumément soit ces gens-ci, soit d’autres personnes déléguées par ces gens-ci, qui organisent la manifestation. C’est pourquoi il semble légitime que l’organisation présume du respect par les membres des consignes, et c’est pourquoi il ne semble pas bizarre qu’une organisation qui s’attend à un tel respect puisse offrir des garanties au SPVM quant au respect de ces consignes.

Ceci était, est et sera une manière de tenir une manifestation – mais ce n’est pas la seule. Toutes les causes n’ont pas un organisme aussi structuré et bien financé qu’un syndicat pour les défendre, et à voir comment les syndicats ont défendu certaines causes dans l’histoire récente, c’est peut-être mieux ainsi. Puis-je donc appeler à manifester sans être dirigeant syndical, sans avoir de service d’ordre, sans pouvoir louer ce bruyant camion qui bloque à lui seul la tête de la manifestation, sans pouvoir, donc, imposer à ceux et celles qui souhaiteraient y participer mes volontés quant à ses modalités, en supposant un peu loufoquement qu’un service d’ordre soit effectivement à même de contenir une manifestation qui désirerait réellement déborder de ces modalités? Par quelle étrange alchimie le simple fait de convoquer une manifestation où se présentent des centaines, voire des milliers de citoyens libres comme moi, de citoyennes qui sont mes égales, me transmuterait en empereur de ladite manifestation, me légitimerait, si la chose était en mon pouvoir, à imposer ma volonté sur cette foule et à prendre des engagements en son nom auprès des autorités policières

Par quelle étrange alchimie le simple fait de convoquer une manifestation où se présentent des centaines, voire des milliers de citoyens libres comme moi, de citoyennes qui sont mes égales, me transmuterait en empereur de ladite manifestation, me légitimerait, si la chose était en mon pouvoir, à imposer ma volonté sur cette foule et à prendre des engagements en son nom auprès des autorités policières

Peut-être existe-t-il, quelque part, un anneau magique qui offre à son possesseur un tel pouvoir. Le cas échéant, j’aimerais qu’on le renvoie au fétide volcan d’où il émane. L’organisation soi-disant traditionnelle, hiérarchique, des manifestations est une manière d’organiser une manifestation. Ce n’est pas la seule. Si des gens acceptent que d’autres décident en leur nom des modalités de leur action politique, si des gens acceptent également que ces personnes transmettent en leur nom un itinéraire au SPVM, grand bien leur fasse, c’est leur droit. Ce n’est pas ainsi que je souhaite organiser mon action politique, et si une société empêche que des personnes libres et égales s’organisent politiquement de manière libre et égalitaire, j’affirme que cette société n’est ni libre ni égalitaire.

Une objection reste à surmonter : n’est-il pas simple pour les participant-e-s de délibérer et de s’entendre sur les modalités de la manifestation, qui pourrait inclure un itinéraire, et qui pourrait inclure de remettre cet itinéraire au SPVM? Soit, par exemple, sur la page Facebook de la manifestation, le cas échéant, soit sur place? Certes, il n’est pas impossible d’imaginer un groupe délibérant au sujet d’un itinéraire sur Facebook, mais presque. Il faut mal connaitre Facebook pour y voir un endroit propice à la délibération réfléchie et à la construction du genre de consensus que l’on souhaite établir lorsqu’on parle d’action politique. De plus, rien ne garantit que les personnes délibérant sur Facebook soient les mêmes personnes qui participeront à la manifestation. Rien ne garantit, à vrai dire, qu’elles soient les personnes qu’elles prétendent être. Même en mettant ces difficultés de côté, si ces personnes s’avéraient minoritaires face au reste des participant-e-s, la question de la légitimité de leur décision se pose à nouveau. Pour ce qui est de délibérer de ces choses sur place, ce qui s’est d’ailleurs souvent fait, en particulier à Québec (où la police ne se gêne absolument pas pour refuser des itinéraires), c’est uniquement possible dans certaines circonstances, par exemple si la manifestation est suffisamment petite, si le point de rendez-vous n’est pas bruyant, etc.

Il faut mal connaitre Facebook pour y voir un endroit propice à la délibération réfléchie et à la construction du genre de consensus que l’on souhaite établir lorsqu’on parle d’action politique.

Mais rien de tout cela n’est nécessaire. L’expérience de douzaines de manifestations sans itinéraire et ce que nous savons de la technologie dont dispose le SPVM démontrent que celui-ci est tout à fait apte à assurer la sécurité d’une manifestation et du périmètre environnant sans connaitre l’itinéraire de cette manifestation, si tant est qu’il daigne agir en vue de cet objectif. Cela se fait à l’œil pour les petites manifestations, et en utilisant le centre de contrôle pour les grosses, qui permet (entre autres choses) de voir en temps réel une image satellite de la manifestation et conséquemment de savoir où elle s’en va. Les douzaines de manifestations sans itinéraire que le SPVM a daigné encadrer convenablement se sont toutes bien déroulées, sans aucun blessé, et on a jamais démontré qu’elles ont occasionné quelque désagrément majeur pour la population environnante. A contrario, lorsque le SPVM souhaite réprimer une manifestation, sa «gestion» de celle-ci est plutôt un facteur de désordre que d’ordre. Des interventions trop musclées pour des motifs inadéquats transforment des manifestations ordonnées, malgré l’absence d’itinéraire, en des essaims de manifestations en colère, que le SPVM utilise à rebours pour justifier la répression initiale (et peut-être même, qui sait, l’augmentation de son budget).

Les douzaines de manifestations sans itinéraire que le SPVM a daigné encadrer convenablement se sont toutes bien déroulées, sans aucun blessé, et on a jamais démontré qu’elles ont occasionné quelque désagrément majeur pour la population environnante.

Finalement, un autre aspect du jugement est problématique, non pas du point de vue des organisateurs ou organisatrices de la manifestation, mais de ceux ou celles qui y participent (que ce soit les mêmes personnes ou pas). On semble assumer, présumément encore à cause de ces extraordinaires réseaux sociaux qui permettent absolument tout et son contraire, que les gens qui manifestent peuvent à peu près toujours savoir en temps réel si un trajet existe pour une manifestation, si ce trajet a été remis au SPVM, si le trajet de la manifestation est respecté à un moment précis, etc. Ce n’est pas le cas, et ce n’est pas tout le monde qui a également accès à ces technologies. J’ose espérer que dans une société libre et démocratique, nous n’avons pas besoin d’un téléphone intelligent pour pouvoir manifester en sécurité. L’image mentale de milliers de « manifestants » contemplant leurs téléphones intelligents en chantant des slogans pour s’assurer du statut de leur manifestation est par ailleurs troublante.

Défendre la liberté de manifester sans itinéraire, donc, n’est pas simplement une position, idéologique ou pragmatique, de non-coopération avec la police ou un refus de prendre en compte les intérêts des autres utilisateurs de la voie publique. C’est défendre la possibilité d’organiser notre action sociale de façon horizontale et non hiérarchique. C’est refuser que les personnes qui manifestent ne doivent être que les figurantes d’une chorégraphie décidée ailleurs. C’est refuser que quelques personnes puissent se sentir légitimées d’imposer leur volonté à quelques milliers. C’est permettre aux gens de se joindre à une manifestation sans se demander anxieusement à chaque coin de rue si cette manifestation est toujours légale. C’est pourquoi, entre autres raisons, nous en appellerons de la partie du jugement de la Cour supérieure du Québec qui porte sur l’itinéraire.

Défendre la liberté de manifester sans itinéraire, donc, n’est pas simplement une position, idéologique ou pragmatique, de non-coopération avec la police ou un refus de prendre en compte les intérêts des autres utilisateurs de la voie publique.
Si vous souhaitez nous épauler dans ces démarches, participez à Pandacti0n II : À la Cour d’appel contre P-6 en contribuant et/ou en partageant la campagne dans vos réseaux. Cette campagne de sociofinancement vise à amasser (minimalement) la moitié de la somme que nous jugeons nécessaire à l’appel. La balance, le cas échéant, sera assumée par le Comité Permanent de Soutien aux Manifestant-e-s.