Ces derniers temps, à chaque fois que survient un autre épouvantable attentat terroriste motivé par des convictions liées, de près ou de loin, à un embrigadement dans le djihad le plus détestable et criminel, tu condamnes avec véhémence l’idée même de religion. Tu n’es pas «anti-islam» (je préfère cette expression au mot islamophobe, car il ne s’agit pas que d’une peur, mais bien d’une hostilité). Tu es anticlérical : tu es profondément, viscéralement, hostile aux institutions religieuses, à ses représentants (particulièrement ses clercs les plus puissants) et à ses zélotes. Tu es cohérent, on doit te donner ça : contrairement à d’autres qui louangent l’héritage chrétien, voire catholique (ce qui est une aberration historique) de l’Occident, tu condamnes sans autre forme de procès toutes les religions, les chrétiennes comme les musulmanes, bouddhistes ou juives. Tu es aussi anti-théiste : tu détestes l’idée même de la croyance en une divinité ou à une transcendance.

Comprends-moi bien : je condamne tout comme toi ces actes barbares commis au nom de principes idéologiques, quels qu’ils soient. Du communisme à l’islam politique, en passant par l’Inquisition d’il y a quelques siècles.

Mais tu erres, sur deux plans.

Tenir compte des causes sociologiques

La première responsabilité d’une personne qui a la foi, c’est de respecter la foi ou l’athéisme de ses semblables.

En bon libéral, tu valorises avant toute chose la liberté individuelle de faire ce que l’on désire de sa vie, mais aussi l’importance de la responsabilité qui en découle. La première responsabilité d’une personne qui a la foi, c’est de respecter la foi ou l’athéisme de ses semblables. Cette tolérance devrait se baser sur une vision conséquentialiste du jugement moral de nos actions. Il est possible de condamner sur le plan moral des actions sur leurs conséquences, sans s’intéresser à leurs motivations. Les actions des gens ne se réduisent pas à leur religion.

Prenons un exemple : la charité. On peut offrir quelques pièces de monnaie à quelqu’un qui mendie. Ce geste peut être motivé par des valeurs religieuses ou relever d’un humanisme archi-athée. Les causes à son origine importent peu. Ce qui compte, c’est le résultat, qui peut être analysé sous bien des aspects. La personne qu’on aide recevra un peu d’argent qui lui permettra de se nourrir, mais en même temps on peut considérer que nous perpétuons un état du monde profondément injuste. Tout ceci est matière à débat, bien évidemment. Mais justement, la discussion sur les conséquences de nos actions individuelles ou collectives doit aussi interroger les motivations, paradoxalement, même si on adopte une position conséquentialiste. Le tueur de Polytechnique était motivé par sa haine des femmes et du féminisme. Ceux du Bataclan, par leur désir de voir triompher l’islamisme radical. On s’entend là-dessus. Mais qu’est-ce qui a, fondamentalement, poussé ces hommes à commettre de tels crimes odieux? Quels sont les déterminants sociaux et économiques qui les ont poussés à commettre ces gestes terrifiants? Cette analyse permet de dépasser les intentions déclarées des tueurs et, éventuellement, de comprendre les causes sociologiques profondes de leurs gestes.

Respecter la liberté de chacun à faire ses choix

D’autre part, et inversement, en somme, en bon libéral, tu devrais être sensible aux choix de vie individuels de tes semblables. Lorsque survient un tel attentat terroriste, tu montes immédiatement aux barricades en prenant connaissance des mots de personnes croyantes qui en appellent à prier pour les victimes et leurs proches – voire pour la rédemption de l’âme du tueur – et tu les condamnes en affirmant qu’on doit agir plutôt que prier, activité manifestement méprisable à tes yeux. Il me semble assez évident que prier n’empêche d’aucune manière de passer à l’action. On peut marcher et mâcher de la gomme en même temps, tu le sais bien. D’autant que des millions de croyants et de religieux dans le monde agissent quotidiennement pour améliorer la condition de nos semblables. Tu méprises ces centaines de millions d’êtres humains qui ont la foi, celles et ceux que tu ridiculises parce qu’ils auraient, selon tes mots, un «ami imaginaire», Dieu.

En cela, tu renies ta philosophie libérale. En quoi quelqu’un qui prierait agirait mal, a priori? En quoi la prière serait stupide, d’autant plus si elle s’accompagne de gestes concrets pour aider son prochain, comme on dit? Condamner une telle pratique serait l’équivalent d’en appeler au bannissement de la pratique du yoga et de la méditation, voire du jogging. La personne croyante qui prie le fait pour des raisons variées. Pour être mieux connectée avec l’univers, pour chercher un sens à sa vie et à l’histoire ou pour rendre grâce. Ce qui compte, encore une fois, c’est le résultat de l’action de ces femmes et de ces hommes.

Il y a quelques jours, mon épouse a été estomaquée d’apprendre, suivant la question d’une amie avec laquelle nous dînions, que je suis croyant. Après trois ans de vie commune, elle ne le savait pas encore. Parce que je n’en parle jamais, même si je ne le cache pas sciemment. Parce que je ne pratique au sein d’aucune Église. Parce que ma foi ne nécessite aucune divinité: peu me chaut l’existence de Jésus, de Yahweh ou de Mahomet. Je suis plus proche de la pensée de Spinoza et l’une des lectures qui m’ont le plus marqué est celle des Confessions de Saint Augustin. Deux philosophes à la pensée profonde, pour qui l’idée de transcendance fonde des valeurs universelles. Car voilà ce qui nous unit et nous divise, toi et moi. Tes valeurs, tu les souhaites universelles, tout comme moi. De ton côté, tu les bases sur un humanisme hérité des Lumières. Les miennes ont besoin de se fonder sur le sens de la transcendance. Je suis littéralement incapable de concevoir le monde autrement. Tu peux considérer que ma vision du monde se fonde sur des principes prérationnels. Je le dis sincèrement. En revanche, ton devoir devrait être de respecter la mienne, pourvu que tu juges mes gestes sur leurs conséquences.

Qu’est-ce qui explique qu’après tout ce temps, mon épouse ne connaissait pas ma foi? Parce que j’en fais une affaire profondément intime (en écrivant ce texte, je contredis donc ce principe, pour une première fois), une intimité que je ne veux pas imposer, mais qui me convient.

On peut très bien vivre sa foi autrement, bien sûr, de manière qui serait perçue comme très ostentatoire. Par contre, j’ai une méfiance de principe envers le prosélytisme idéologique, tout comme toi. Chacun devrait avoir la liberté de ses choix, quels qu’ils soient, et surtout pouvoir les faire sans aucune contrainte, y compris celle de ses pairs. Il s’agit là d’un principe libéral fondamental. Mais justement, ton athéisme militant le nie. Il est méprisant envers celles et ceux qui ont la foi, alors que plusieurs de ces personnes furent également de grands rationalistes et scientifiques : pensons au plus illustre d’entre eux, Descartes, ou encore Teilhard de Chardin. On ne saurait les réduire à l’état de petits enfants à l’esprit naïf qui croient au Père Noël ou à l’existence de leur ami imaginaire.

Chacun devrait avoir la liberté de ses choix, quels qu’ils soient, et surtout pouvoir les faire sans aucune contrainte, y compris celle de ses pairs.

Mais surtout, mon ami, en ridiculisant et en méprisant les gens qui ont la foi, tu renies leur liberté à mener leur vie comme ils l’entendent. Tu fais preuve du même prosélytisme que tu condamnes. J’ai écrit que tu me faisais chier; en fait, tu me fais de la peine. Car tu condamnes ainsi des millions de femmes et d’hommes qui ne cherchent qu’à fabriquer du sens à partir de leur vie et du monde et qui, pour nombre d’entre eux, agissent tous les jours pour améliorer le sort de leurs semblables, y compris en priant, parallèlement.

Mais surtout, mon ami, en ridiculisant et en méprisant les gens qui ont la foi, tu renies leur liberté à mener leur vie comme ils l’entendent. Tu fais preuve du même prosélytisme que tu condamnes.

Cela dit, je t’aime bien, et tu as toute la liberté de condamner les dérives des religions; je le ferai à tes côtés. Mais je vais, de ce pas, prier pour le salut de ton âme (ceci est une blague, bien évidemment).