J’ai écrit plusieurs billets sur la dépression et l’auto-prise en charge de soi. Pour certains, ça frise l’indécence, l’impudeur, la mise en scène de soi. À la limite, c’est un peu pornographique comme étalement de ses intérieurs.
Les problèmes de santé mentale, pourquoi faut-il en parler? Ce n’est pas pour être vertueux, ce n’est pas pour gagner son ciel. Briser les tabous n’est pas une fin en soi. Évidemment, je pense que les gens qui traversent des épisodes dépressifs pourraient souffrir un peu moins s’ils n’étaient pas obligés d’avoir honte en plus d’avoir envie de s’ouvrir les veines. Mais c’est plus que cela.
Je pense surtout que si on en parlait plus, on se rendrait compte de la QUANTITÉ DE GENS médicamentés dans notre entourage et on CAPOTERAIT (avec des majuscules dans notre tête). Je pense que ça deviendrait vraiment manifeste que ça ne peut plus continuer comme ça et qu’on a dû se tromper, quelque part en chemin. Qu’on n’est plus si loin de la dystopie du Meilleur des mondes. Que le système s’effondre de l’intérieur. De l’intérieur de la tête des gens.
Oui, mais [insérer une critique de l’industrie pharmaceutique]
Oui, on peut faire valoir, à l’instar de cette étude de l’OCDE, que les antidépresseurs sont de plus en plus prescrits pour des dépressions légères. On peut dire que dans ces cas-là, la psychothérapie pourrait faire le même travail, si seulement il ne fallait pas vendre un de ses reins pour se la payer. On peut également avancer que le DSM-V a rendu floues les limites de ce qu’était une dépression et ce qui n’en était pas une. Toutes ces choses, on pourrait les soulever, pour ne surtout pas se demander si, en fait, on n’est pas face à une véritable épidémie de mal-être.
Malheureusement, l’appellation «pilule du bonheur» n’a pas beaucoup aidé côté préjugés. Quiconque a déjà fait une dépression sait que les dépressifs n’en demandent pas tant. On devrait plutôt l’appeler pilule-qui-me-permet-de-manger-dormir-arrêter-de-penser-à-me-suicider-quotidiennement-m-automutiler-et-pleurer-en-boule-dans-mon-lit.
Autour de moi, je vois surtout des gens qui auraient besoin d’en prendre, mais qui espèrent que ça va passer tout seul. Parce que vu que c’est «chimique», les antidépresseurs, ça doit donc être «mal». Pendant ce temps, beaucoup de femmes prennent la pilule quotidiennement et on ne s’en formalise pas outre mesure. Est-il possible que l’on n’accorde pas le même traitement à cette partie de notre corps qui est dans notre tête? Que l’on assume que, justement, parce que ça se passe au niveau de la tête, on devrait donc être capable de surmonter un épisode dépressif avec la force de notre esprit? Parce que, finalement, c’est nous qui sommes trop faibles, et non la vie que nous menons qui est objectivement trop violente pour être supportable.
Le faux dilemme des origines de notre mal-être
Un débat semble s’être développé à savoir si les causes de la dépression sont environnementales, et donc potentiellement structurelles, ou si elles sont biochimiques. À mon avis, c’est un faux débat. De la même façon que les travailleurs et travailleuses s’abîmaient physiquement au début de l’ère industrielle (et encore de nos jours dans certains secteurs), les gens s’abîment aujourd’hui davantage psychologiquement, dans ce qui est devenu principalement une économie de services.
Mais quand ils «craquent», cela a nécessairement des répercussions biochimiques sur leur cerveau. Sinon, ils prendraient des pilules et ça n’aurait aucun effet. Mais le fait est que ça marche (et croyez-moi, ça marche vraiment très bien). Le problème est davantage que beaucoup de médecins mettent l’accent sur l’aspect génétique de ce déséquilibre biochimique, là où on devrait plutôt insister sur son origine environnementale.
Environnement et biochimie et ne sont donc pas mutuellement exclusifs, bien au contraire : l’un affecte directement l’autre. Lorsqu’on parle d’environnement chez cet animal social qu’est l’être humain, cela implique forcément l’organisation de la société, notamment, au niveau économique. Cette organisation est le produit de l’action humaine et peut donc être recomposée par elle. Cela veut dire que l’on peut agir sur la biochimie à court terme, parce qu’il faut bien vivre, sans aucunement renoncer à agir sur le monde social. Bien au contraire: des gens déprimés, ça ne se révolte pas.
Est-ce que ça fait que des médecins, sous l’emprise de l’industrie pharmaceutique, ne pourraient pas tout de même prescrire des antidépresseurs un peu «pour rien», à des gens qui ne présentent pas de sérieux déséquilibres biochimiques? En théorie, un médecin pourrait effectivement prescrire des médicaments inutiles. D’ailleurs, on apprenait récemment que 10 % des antidépresseurs sont prescrits pour l’insomnie et 6% pour la douleur. Il en existerait également d’autres usages, malgré l’absence de preuve scientifique quant à leur efficacité, tels que le traitement du trouble du déficit de l’attention, de troubles digestifs ou de migraines. Mais comme pour beaucoup d’autres médicaments, il est possible que l’on utilise des effets secondaires non voulus des antidépresseurs pour leur trouver d’autres usages thérapeutiques.
Mais parlons-en, justement, des effets secondaires! Dans la pratique, les antidépresseurs en causent souvent d’assez rebutants pour quiconque n’observe pas une nette amélioration de son état mental : perte de libido, anorgasmie, prise de poids significative, somnolence continue… Bref, pas de quoi prendre des pilules pour le lol. Ces effets seraient d’ailleurs suffisamment intenses pour être une cause d’interruption de traitement chez environ 14% des patients. En d’autres termes, environ une personne sur six se dit «fuck off, ces pilules me pourrissent encore plus la vie que ma dépression ou mon anxiété».
Après, il peut y avoir cette combinaison de gens à la fois malchanceux, qui se sont fait prescrire des antidépresseurs sans qu’ils n’en aient réellement besoin (sans amélioration significative de leur état ou des améliorations strictement dues à un effet placebo), et à la fois chanceux, parce qu’ils n’ont pas d’effets secondaires. S’agit-il d’une proportion significative des consommateurs d’antidépresseurs? Difficile à savoir.
De l’industrie pharmaceutique à l’industrie tout court
Cependant, je commence à être assez lasse d’entendre toujours la même ritournelle, soi-disant radicale, du Big Pharma, quand on tente d’avoir une approche critique en santé mentale. À mon sens, elle stigmatise davantage les gens qui choisissent d’avoir recours à la médication qu’elle ne les libère. Regarde-moi bien te dire de faire plus de yoga à la place quand tu te feras prescrire de la chimiothérapie…
Si l’on pointe du doigt l’avidité déjà bien connue d’une industrie spécifique, alors que les diagnostics de troubles de l’humeur au pays ont crû de 168% en à peine plus d’une décennie (Statistiques Canada, 2003-2014), est-ce que cela ne détourne par l’attention d’un mal-être grandissant de la population? Et si l’on prenait ce phénomène pour ce qu’il est, c’est-à-dire une véritable épidémie?
Plutôt que d’attaquer un seul secteur qui, évidemment, tire profit du mal-être des gens, une réflexion réellement critique au sujet de la santé mentale devrait nous amener à contester l’ensemble du système de production. En effet, nous devrions peut-être nous demander si cette version barbarisée du capitalisme qu’est le néolibéralisme n’a pas frappé sa limite interne, c’est-à-dire l’intensité avec laquelle on peut exploiter les gens et exiger d’eux qu’ils performent toujours plus plus plus.
Au lieu de se demander si les gens prennent trop d’antidépresseurs, on devrait peut-être poser la question suivante: pourquoi ils en ont tant besoin? Alors peut-être que quelque chose comme le début d’une révolte pourrait commencer à germer dans les esprits encore sains.
L’auteure tient à remercier Frédéric Legault pour ses commentaires sur le texte.