En s’éloignant de Beyrouth et de son trafic interrompu, la route nous menait vers un rendez-vous à Antelias, où nous avions été convié-e-s par une jeune chercheuse à passer ce dimanche après-midi à la fête nationale de Madagascar avec une «gang» de filles, plus communément appelées «travailleuses domestiques». Rien ne laissait présager que nous allions accéder à un espace de vie aussi émouvant. Dans un recoin, au bord de l’autoroute qui longe la mer, une salle décorée de ballons rouges et verts accueillait déjà quelques centaines de personnes. Là nous attendait déjà une femme vêtue aux couleurs du drapeau malgache.

Dans la salle, les tables disposées en banquet débordaient de bouffe, de boissons gazeuses plus sucrées les unes que les autres et de desserts divers. Assises là, il y avait des centaines de convives, pour la grande majorité des femmes. Toutes étaient habillées comme des princesses : en boubou africain, en robe de «Beyoncé» ou encore en robe de soirée. Maquillées comme pour un bal ou marquées des couleurs du drapeau malgache, elles semblaient heureuses. Les sourires étaient comme imprimés sur les visages.

Tour à tour, certains groupes de femmes allaient sur la piste pour exécuter tantôt la danse de Tananarive, tantôt la danse d’autres régions éloignées de la capitale. Chaque nouvelle chanson était une occasion de célébrer. Il faisait chaud, l’on suffoquait même durant ce dimanche après-midi, et pourtant la mer était à quelques pas de là. Rien n’y faisait, elles restaient là à danser dans la moiteur, car toutes semblaient convaincues que le temps qui leur restait était compté.

Quelques hommes étaient attablés ici et là. Ils mangeaient le repas malgache préparé pour l’occasion. Ils ne dansaient pas ou peu. Ils fumaient près de leurs compagnes. Certains hommes venus d’Inde ou de Madagascar semblaient prendre part à la danse. D’autres, Syriens ou Libanais, s’approchaient timidement de la piste, collés à leurs douces.

Un regard sévère et réaliste

La chercheuse était dans son élément, saluant telle ou telle femme, répondant aux requêtes de telle ou telle autre. Elle avait un regard très sévère et réaliste sur les enjeux et les réalités des travailleuses domestiques au Liban. Sévère, parce qu’au fond la vie de la plupart d’entre elles était niée. Réaliste, parce qu’elle mesurait l’ampleur de la résistance de ces femmes. Elle ne jouait ni la Libanaise occidentalisée venue d’ailleurs, ni la militante à outrance qui défaisait les réalités locales. Elle respectait son terrain parce qu’elle savait le regarder : elle n’était ni dans l’enchantement ni dans le désenchantement. Elle regardait ces femmes et leurs belles réussites autant que leurs réalités souvent dures et inhumaines. Elle semblait faire prédominer le féminisme que ces femmes pratiquaient au quotidien sur les discours et les théories. Rien ne valait la force de ces immigrantes devenues, selon les situations, les esclaves des temps modernes. Son regard ne niait ni le racisme auquel ces femmes se confrontaient, ni la résilience et la combativité de ces dernières pour faire appliquer leurs droits. Chercheuse qui comprenait le terrain, parce qu’elle en lisait les frontières sociales en filigrane, elle n’appliquait jamais le simplisme qui peut parfois teinter le travail de certain.e.s collègues aveugles à leurs appartenances de classes. C’était une chance de voir une collègue sur le terrain, en pleine interaction avec un sujet et des individus qu’elle aura probablement le privilège de côtoyer et la tâche difficile d’en décrire les réalités quotidiennes.

La présence de cette chercheuse semblait être une occasion de ne pas perpétrer le déni et l’invisibilisation que la société dans son ensemble réserve à ces femmes. Voir cette collègue à l’oeuvre rappelait l’excitation de l’entrée sur le terrain et l’exaltation, non des articles à produire, mais de la rencontre humaine que la recherche permet ainsi que la transformation qu’elle provoque. Cette chercheuse développait son acuité à transmettre un regard sur le social, avec un sujet des plus contemporains et des plus ancrés dans notre siècle de mobilité et d’inégalités sociales et raciales.

Une journée de liberté

Le privilège d’avoir connu ces femmes se transformait en émotions et en reconnaissance, chaque être avec qui l’on avait échangé un regard, discuté, mangé une part de gâteau ou dansé devenait une part de notre expérience humaine à relayer et à diffuser. L’on était loin du tourisme voyeuriste et pseudo humanitaire, ou des relations colonisées par les rapports de race et/ou de classe.

En cet après-midi, les émotions étaient plus à la fête qu’à la défaite face aux inégalités. Plus le temps avançait, plus les femmes présentes dansaient. Les heures étaient comptées et tout était une occasion de «se lâcher» sur la piste : musiques malgaches ou africaines, Dire Straits, musique orientale, dont les femmes maîtrisaient parfaitement le déhanché et ce à l’insu de leurs patrons. Elles étaient en liberté. Elles étaient libres.

À partir de quatre heures, la piste commençait à se vider peu à peu. La plupart troquaient leurs habits de soirée pour ceux de la ville. Elles se changeaient dans un coin de la salle ou dans les toilettes pour redevenir ces femmes silencieuses que l’on croise à chaque coin de rue du pays. Elles devaient pour la plupart rentrer chez leurs employeurs, car la journée de congé, hebdomadaire ou mensuelle, touchait à sa fin. Les taxis les attendaient. Elles partaient par grappes de trois ou quatre, emportant avec elles la dignité que l’entre-soi leur avait permis de retrouver et les centaines de photos et selfies prises avec des ami-e-s ou des inconnu-e-s, seules traces de la joie partagée.