Et pour passer le temps, il aurait pu être amusant de décrire chacun des six membres/personnages d’un band heavy metal qui se trouvait aussi dans cet avion, quelques rangées derrière. Il aurait alors aussi fallu parler du type qui pète les plombs entre la 3e et la 4e heure de retard auprès de la commandante de bord qui roule joliment ses «r» à chaque fois qu’elle prononce le mot «sorrrrrrrrry», ou de ce mec à ma gauche qui rit seul et de plus en plus fréquemment dans l’appareil, de ce bébé à l’avant qui n’a sûrement plus de poumons tellement il hurle, ou de cette jeune femme qui pleure, elle aussi, dans les bras d’une hôtesse de l’air parce qu’elle a manqué sa correspondance. «It’s one of those days» répète quelques fois l’hôtesse pour la consoler.
D’autant que tout ce retard m’a également fait manquer mon transfert et m’a obligé, moi aussi, à revoir mon trajet. Le train grande vitesse et direct qui avait été prévu pour me transporter jusqu’à Lille en France étant passé depuis une bonne heure déjà, me voilà donc à bord d’un autre convoi, régional cette fois, dont le trajet prévoit au moins deux heures de plus et deux transferts de trains quelques part aux Pays-Bas puis, en Belgique.
Enfin arrivé dans le train, je m’installe donc, j’ouvre mon ordinateur, je commence à décrire le band heavy métal et… arrive au même moment une famille. Ils sont 8. Le père, la mère, 5 enfants âgés entre 10 et 18 ans, et probablement l’oncle. Tous s’installent autour de moi. Ils causent, rigolent, la plus petite me fait même un sourire craquant en me montrant le bonbon rose qu’elle tient dans sa main.
En Europe, on nomme ces personnes des Roms ou des gitans, des Tsiganes, des gens qui, pour plusieurs, sont plus ou moins bien acceptés ici.
Arrive alors le contrôleur du train. Il demande mon billet, le regarde, le poinçonne. Puis, il se tourne vers la famille et tend la main en prononçant les mots : «tickets please».
«Nous sommes arrivés à la dernière minute, nous n’avons pas de billets» répond rapidement le père dans un mélange d’anglais, de français et peut-être de néerlandais.
Le contrôleur regarde la famille de huit, fait un calcul sur son petit appareil, et relance : «ça fera 250 euros pour tout le groupe».
Silence, malaise. On comprend que la famille espérait éviter un contrôleur sur sa route.
Le père fouille dans ses poches, dans toutes ses poches, lentement, en sort quelques billets et quelques pièces. Il se tourne vers «l’oncle» qui fait de même, et ils donnent la somme au contrôleur.
L’homme aux cheveux gris, grand et costaud, prend l’argent, le compte et dit : «il manque 31 euros».
Silence, et encore malaise.
Le contrôleur attend alors une minute, peut-être deux, interminables minutes… jusqu’à ce que je lève la main, lui demande de s’approcher, lui glisse quelques mots à l’oreille et qu’il réponde : «It’s ok… it’s ok… don’t worry…». Puis, il se tourne vers la famille et leur laisse les billets de train, sans les 31 euros manquants. En fin de compte, le contrôleur absorbe la différence.
Je me suis alors dit que cela était, de loin, l’histoire la plus intéressante qui soit aujourd’hui : celle d’une personne d’autorité qui, sous un regard sévère et impassible, laisse passer. Respect.
Le père se retourne vers la fenêtre… songeur. La mère lui prend le bras. La petite de la famille, elle, gagne de justesse le concours de clins d’œil et de grimaces contre le voyageur devant elle.
Ah oui, j’oublie presque. Ce soir, le Portugal a éliminé le Pays de Galles et accède à la finale de l’Euro. On estime aussi qu’il y a plus de six millions de Roms sur le territoire de l’Union européenne. Peut-être auront-ils un jour leur équipe eux aussi? Parti, partie, parti(es)…
«Je reprends ma route et mes projets et c’est qu’y a du pain sur la planche / on a des années à construire / des ambitions sur chaque branche / mais chaque fois qu’y en aura marre de se vouloir trop exigeant…/ il nous restera ça, un banc pour regarder les gens»
– Grand Corps malade