Ce qui ressort du texte, c’est une ignorance des enjeux trans et de la réalité des personnes trans, de façon à implicitement suggérer des pistes de solutions qui perpétuent un système d’oppression envers les personnes trans qui coûte tant de vies, et cause tant de souffrances. Si le projet de loi 103 n’est pas le plus progressiste possible – il ne remet pas en question le système binaire de genre – il demeure néanmoins un pas important vers l’inclusion sociale des personnes trans, et sauvera plus d’une vie. Ce «manque de progressisme» n’est pas ici une faute : l’avancement féministe ne peut se faire sur notre dos, et au coût de nos vies, nous qui sommes certaines des personnes les plus marginalisées en société – ce qui est d’autant plus le cas chez les personnes trans qui cumulent différents axes d’oppressions, les personnes trans racisées, femmes, neuroatypiques, intersexes, d’orientation sexuelle marginalisée, et/ou ayant un handicap.
Je veux débuter en suggérant quelques propositions générales qui abordent certaines lacunes centrales du texte, avant de décortiquer celui-ci paragraphe par paragraphe.
Premièrement, les enfants trans sont très rarement forcé·e·s à transitionner. Au contraire, les parents d’enfants trans tentent dans la grande majorité des cas de délégitimer l’identité de genre de leur enfant, parfois de façon violente. Ce n’est qu’avec l’insistance continue des enfants trans que les parents en viennent à accepter leur identité de genre et la soutenir.
Deuxièmement, la souffrance des personnes trans ne provient pas seulement de l’imposition des normes de genre. Bien que cette imposition contribue de façon importante à la souffrance des personnes trans, certains aspects ne s’y réduisent pas dont, entre autres, la dysphorie de genre que plusieurs personnes trans éprouvent.
Troisièmement, bien que certains comportements de certaines personnes trans perpétuent les normes de genres hégémoniques, beaucoup de personnes trans sont à la proue des mouvements s’opposant aux normes de genres, et le rejet des personnes trans de l’imposition non consensuelle de normes de genres participe activement à l’abolition de celles-ci.
Quatrièmement, les conceptualisations du genre et de l’identité de genre chez les personnes trans sont multiples et très variées. L’essentialisme renversé, présumé dans une grande partie du texte des autrices, est critiqué par un très grand nombre de personnes trans, binaires et non-binaires.
Passons à une analyse paragraphe par paragraphe.
Réponses point par point
Le premier paragraphe de la lettre ouverte tente de noter l’aspect «contentieux» du traitement hormonal chez les enfants trans. Or, ce traitement n’est pas impliqué dans le projet de loi 103; on se demande donc à quoi sert ce paragraphe, sinon à tenter de délégitimer le recours à la thérapie hormonale. Si la fonction du paragraphe était bel et bien de délégitimer la pratique en l’abordant comme controversée, on comprend alors l’absence de mention de l’impact des hormones sur le bien-être et le suicide, ainsi que le support des professionnel·le·s de la santé qui se questionnent moins à savoir si les traitements hormonaux devraient être utilisés, et plus sur la question de quand ils devraient l’être (une distinction qui est évidente dans les sources scientifiques données par les autrices).
Le deuxième paragraphe propose un résumé très réducteur des différents types de discours trans. De prime abord, il n’est pas surprenant que des enfants ne puissent proposer une théorie de genre qui est à la fine pointe de la connaissance féministe. Malgré cela, les enfants trans ont souvent une compréhension plus développée que celle suggérée par les autrices. De plus, leur argument n’est pas tant supporté par la compréhension des enfants trans, mais par les discours variés qui circulent en société, et rendent l’expérience trans intelligible. Or, ces discours sont très variés, et dépassent de beaucoup le cadre limité suggéré par les autrices : le discours de «mauvais corps» – bien que très certainement utilisé par un nombre substantiel de personnes trans – ne représente pas la réalité de beaucoup d’autres personnes trans, personnes qui néanmoins ne sauraient réduire leur identité de genre à une simple préférence. Un survol de l’opposition au phénomène dit «transmédicalisme» sur les réseaux sociaux, et de la théorisation des personnes trans dans le domaine des études trans le démontre clairement.
Le troisième paragraphe termine par une question rhétorique : «Pourquoi problématiser ces désirs si, à la base, ce qui est « typiquement féminin et masculin » est construit socialement?» La question n’est pas mauvaise en soi, en effet. Le problème, c’est qu’elle ne représente pas bien la situation. Soit, la suggestion au mémoire démontre un certain penchant pour les normes de genre. Toutefois, il n’est pas ici question de dire que les personnes ayant ces désirs doivent être trans, mais être à l’affut d’un comportement qui souvent se retrouve chez les enfants trans. En réalité, il demeure que la question quasi déterminative est de savoir si l’enfant exprime une identité de genre stable et persistante ; la question des activités est accessoire. Ainsi, même si je suis d’accord que la problématisation de ces désirs reflète les normes de genre dominantes, ces désirs ne représentent pas la subjectivité trans, qui se retrouve plutôt au niveau de l’identification à un genre.
Au sixième paragraphe, on retrouve une perspective du développement des théories de genre qui n’est pas fidèle à ce développement dans les cercles trans. Cette supposée redéfinition ne tente pas de réduire le genre à une question apolitique et individuelle qui écarte une analyse matérielle de l’oppression. Au contraire, l’analyse de la misogynie et de la transphobie dont souffrent les personnes trans sont très souvent axées sur une analyse matérielle. Toutefois, elle reconnaît que le genre n’est pas une si simple question. En effet, l’institution qu’est le genre inclut non seulement les normes de genre, mais aussi les rôles de genre, l’identité de genre, l’expression de genre, etc. De plus, ces aspects ne sont pas binaires : une personne peut être opprimée par l’imposition de certaines normes, et non d’autres, et dans certaines communautés et non d’autres. Le transféminisme reconnaît que ces aspects ne sont pas homogènes, et que chaque personne est positionnée différemment dans la structure sociale genrée. Cela inclut les personnes trans, qui peuvent être retrouvées à virtuellement toutes les combinaisons et positions dans le spectre multifactoriel du genre. Il n’y a pas là une redéfinition du genre, simplement un raffinement terminologique qui reflète un engagement plus complet avec les problématiques de genre.
Le septième paragraphe fait fi de la variété présente dans la communauté trans, en ne considérant qu’un seul type de discours transnormatif, invisibilisant les personnes trans non-binaires, les femmes trans «butch», les hommes trans homosexuels «femme» ou «fairie», et tant d’autres. Encore ici, on retrouve une présentation adaptée avec précaution de sorte à faire ressortir seulement les aspects des discours trans qui se portent bien à l’argument proposé. Cette critique a souvent été faite contre les féministes radicales anti-trans ayant inspiré les autrices ; il est dommage qu’elles n’aient pas suivi cette conversation.
Les paragraphes neuf à onze démontrent tout simplement que les autrices n’ont pas adéquatement suivi le processus gouvernemental ayant mené à l’adoption du projet de loi 103. Bien qu’il soit vrai qu’au moment de l’adoption, les points de vue contraires n’ont pas été considérés, il faut comprendre que le projet de loi 103 était en continuation du projet de loi 35 qui a longuement considéré les divers points de vue par rapport au changement de mention de sexe à l’état civil, à la fois des personnes trans adultes et mineures. Le projet de loi 103 n’est que la culmination de ce long processus de consultation, et ne fut vraisemblablement séparé du projet de loi 35 que pour des questions bureaucratiques, le gouvernement préférant se laisser plus de temps pour établir les balises précises de la loi, certaines considérations additionnelles étant impliquées dues au désir des parents, et à l’âge et la maturité des jeunes concerné-es par le projet de loi.
Les assertions du douzième paragraphe sont simplement fausses. Il est communément accepté par la communauté trans que les désirs et préférences, par exemple de jouer à la Barbie ou aux super-héros, ne sont pas intrinsèquement masculines ou féminines, mais seulement construites comme tel dans notre société. Malgré le fait que j’aimais bien les Barbies, j’avais moi-même une certaine préférence pour les super-héros – le manque de super-héroïnes était et est toujours déplorable – et je ne me crois pas moins femme ou féminine pour autant. L’opposition aux «TERF» ne provient pas d’un rejet de la catégorisation de comportements, préférences et objets neutres comme masculin·e·s ou féminin·e·s, mais du fait que les personnes dites «TERF» s’opposent à l’existence des personnes trans, refusent de respecter leur identité de genre, et veulent exclure les personnes trans des ressources nécessaires à leur bien-être.
Le treizième paragraphe suggère que la souffrance des personnes trans se limite à l’imposition des normes de genre. Cette suggestion oublie la question du respect de l’identité de genre des personnes trans, qui a un lien fort avec l’estime de soi, ainsi que de la dysphorie de genre, un phénomène qui cause de grandes souffrances chez beaucoup de personnes trans. Ces deux problèmes sont largement indépendants de l’imposition des normes de genre en société, et l’élimination de celle-ci n’éliminera pas la souffrance de la majorité des personnes trans. Évidemment, l’imposition des normes de genre demeure oppressive et contribue aux souffrances. C’est pourquoi tant de personnes trans participent à la lutte contre les normes de genre. Toutefois, c’est un projet qui se révèle être très long, et en attendant, les personnes trans continuent de souffrir de taux astronomiques de dépression, de violence émotionnelle, physique et sexuelle, d’idéation suicidaire, et de tentatives de suicide, taux qui ont été démontrés être fortement liés à l’accès aux soins médicaux et à l’acceptation de l’identité de genre des personnes trans. Dire aux personnes trans de déférer leur mouvement et de se concentrer sur l’abolition de l’institution du genre, c’est dire aux personnes trans de continuer à mourir et à souffrir pour le bien de La Cause™, alors qu’il est clairement mieux de mener l’attaque sur deux fronts, l’un rejetant l’imposition des rôles et normes de genre, et l’autre prônant l’amélioration rapide de la vie des personnes trans.
Je suis d’accord avec le quatorzième paragraphe, en surface. Le problème, c’est qu’il suggère que les parents des enfants trans les forcent à se conformer aux normes de genre, les forcent à être trans. Or, dans presque tous les cas, c’est le contraire qui se passe : les parents tentent de décourager leurs enfants, leur disant que ce n’est qu’une phase, qu’iels devraient jouer avec tel ou tel jouet à la place, qu’iels seraient mieux de s’identifier à leur genre assigné à la naissance puisqu’iels ne sont pas comme tous les garçons/filles et que c’est rafraîchissant – allô maman! Ce n’est souvent qu’après des années à maintenir être homme, femme ou autre que les parents se résignent à les laisser transitionner. Le soutien n’est pas la norme, et l’encouragement excessif, c’est du presque jamais entendu.
À travers le texte, les autrices privilégient l’avancement politique des femmes cisgenres à la vie des enfants trans. C’est une position qui inévitablement revient à refuser l’égalité actuelle des personnes trans sous le prétexte de l’émancipation des femmes. On entend, bien évidemment, l’émancipation des femmes cisgenres ici, les femmes trans ne voyant de bénéfices que dans la mesure où leurs intérêts s’alignent avec ceux des femmes cisgenres, et pas plus. Malheureusement pour leur position, l’émancipation des femmes n’est pas bloquée ou ralentie par les personnes trans, mais plutôt par un système cishétéropatriarchal blanc qui privilégie et maintient au pouvoir le hommes blancs hétérosexuels et cisgenre de classe moyenne ou aisée. Leur argument, si adopté, ne mènera pas tant à l’émancipation des femmes qu’au maintien de l’oppression des personnes trans, une oppression qui se termine trop souvent par notre mort.
En fin de compte, le texte n’a rien de progressiste. Bien que plusieurs questions proposées sont, en isolation, importantes, ces questions ont été traitées de long en large dans la littérature transféministe, ce que les autrices refusent de reconnaître. Que ce soit par malice ou ignorance, l’article ne fait que répéter des arguments désuets, sans nuance, et mille fois démentis, de Janice Raymond (pensons notamment aux réponses de Carol Riddell, Divided Sisterhood et de Sandy Stone, The Empire Strikes Back pour ne nommer que les deux premières réponses) à Sheila Jeffreys (un volume complet du Transgender Studies Reader fut dédié à la question des alliances trans/féministes, en réaction à l’attaque anti-trans de Jeffreys dans son nouveau livre). Leur article est une démonstration flagrante d’ignorance autant des personnes trans que des perspectives féministes sur les enjeux trans, et révèle un manque d’honnêteté intellectuelle. Je ne peux que suggérer aux autrices d’aller parler avec plus de vraies personnes trans, ou encore de lire une mince partie de tout ce qui a été écrit sur le sujet, autant par des activistes que des universitaires, au lieu de citer bêtement des stéréotypes faux et blessants.
Florence Paré, femme trans.