Certes, éliminer l’obligation d’avoir recours à une chirurgie ou une série de traitements hormonaux représente un gain, d’abord dans l’optique de cesser la médicalisation des comportements jugés non-conformes. Par ailleurs, il reste encore des craintes liées à la prise de médicaments chez les jeunes se disant trans afin de «suspendre» la puberté (quelques problèmes notés se situent au niveau du développement neurologique, la densité des os, l’infertilité, etc). Il n’existe toutefois pas de consensus entre les pédiatres et médecins spécialistes quant à la prise d’hormones et tout autre traitement médical auprès des enfants et adolescent-e-s dit-e-s trans. Même les termes du débat ne font pas l’unanimité: le terme au coeur des revendications, «l’identité de genre», se heurte à des définitions et considérations multiples et conflictuelles.

Même les termes du débat ne font pas l’unanimité: le terme au coeur des revendications, «l’identité de genre», se heurte à des définitions et considérations multiples et conflictuelles.

À écouter et lire les témoignages d’enfants trans et de leurs parents, on constate deux tendances au niveau du discours. Parfois il question d’une identité de genre dite «innée»: «Je suis née avec, j’ai toujours été transgenre», peut nous témoigner Olie, une adolescente trans interviewée dans le reportage de Format familial à Télé Québec, «Avoir un enfant transgenre». D’autres fois, on parle en termes de choix conscient ou de préférence d’un genre au détriment d’un autre, ou de plusieurs (de manière plus ou moins durable dans le temps). Il n’est pas rare d’entendre, par exemple: «Le genre féminin correspond davantage à mes goûts et intérêts personnels».

Toujours selon le reportage «Avoir un enfant transgenre», deux mères soulignent l’importance de soutenir leurs enfants puisque, de toute évidence, cela permet un sentiment de bien-être et alimente le désir de s’ouvrir, de parler. Rapidement, on voit le rôle que détient le jugement des autres dans le désir de faire accepter son enfant et de mettre fin aux souffrances engendrées: quand la journaliste demande en quoi il est important de chercher un avis médical, une des mères partage que : «C’est comme si j’avais besoin d’avoir une preuve pour que les gens arrêtent de m’achaler». Les ressources disponibles pour des parents d’enfants jugés «non conformes» abondent dans le même sens, notamment sur le site web de l’organisme Enfants transgenres Canada, où une liste de ressources autant psychologiques que médicales sont mises à la disposition de parents craintifs et à la recherche de réponses quant à la question «Pourquoi mon enfant agit-il de la sorte?» Ce même organisme, qui cherche notamment à former des intervenant-es en milieu scolaire afin de mieux s’adapter aux réalités d’enfants dits «trans», postule dans un mémoire présenté à la Direction générale des politiques et au Ministère de la Famille en 2014, que les enfants peuvent être «trans» ou «non binaires dans l’expression de leur genre» lorsque, par exemple, «les petites filles (qui) s’identifient plutôt aux activités typiquement masculines, ou aux petits garçons (qui) s’intéressent plus aux choses typiquement féminines, ou ni une ni l’autre»… Pourquoi problématiser ces désirs si, à la base, ce qui est «typiquement féminin et masculin» est construit socialement?

Or, que les discours misent sur une identité de genre innée, acquise ou un mélange des deux, le point névralgique de cette identité est le genre… mais la question du genre et son cantonnement forcé d’identités n’a-t-elle pas donné lieu à des nombreuses critiques de la part des féministes?

Un genre politique ou personnel?

Une définition féministe radicale jugée assez classique jadis comprend le genre comme un système de récompenses qui prescrit des attitudes et des comportements aux sexes. Loin de se vouloir neutre, le genre s’inscrit dans un système patriarcal et ces récompenses existent pour maintenir les hommes dans les positions de pouvoir en relation aux femmes, par l’entremise de comportements qui valorisent la force, le détachement émotif, la violence, etc. Ce système naturalise une hiérarchie qui, par l’appropriation des ressources (temps) et du corps des femmes (sexualité, reproduction), confine celles-ci à l’intérieur d’une subordination systémique face aux hommes. Les femmes représentent donc la délicatesse, le silence, le care : elles sont des objets qui existent pour le plaisir des autres, des hommes. Cette répartition de goûts ne se veut donc pas anodine et simplement culturelle. Elle va bien au-delà du «rose c’est pour les filles et le bleu, pour les gars», car les caractéristiques et goûts attribués aux sexes deviennent des cadres normatifs qui visent à maintenir les comportements jugés «bons» et «mauvais» pour les sexes sous le patriarcat.

Toutefois, on assiste depuis quelques années à une redéfinition du genre qui s’appuie sur une conception individuelle et apolitique de celui-ci. Dans cette définition, le genre n’incarne plus un système normatif perpétuant la structure patriarcale, mais plutôt une question de goûts, de préférences, d’un sentiment intérieur et une expression de soi. Pour certain-es, le changement passera par la dénonciation de la «binarité» des genres et par une pluralité d’options de genres qui se situeraient entre ce qui est masculin et féminin. Ce projet n’échappe toutefois pas à un cantonnement d’identités en fonctions d’idéaux typiquement associés aux sexes (ce qui est jugé féminin, masculin, fluide) et écarte une analyse systémique du genre. Or, comment peut-on mettre en évidence la construction sociale du genre si dorénavant il incarne quelque chose d’individuel? Ne devrait-on pas revenir aux fondements du féminisme pour comprendre que le genre n’a rien d’anodin?

Pour plusieurs, le féminisme était le projet qui visait à se défaire des stéréotypes et des cadres normatifs associés aux sexes et perpétués par la socialisation. Plutôt que de revendiquer une existence libérée de stéréotypes dépassés, certains discours liés aux enjeux trans se positionnent de manière antinomique aux revendications féministes par leur renforcement d’étiquettes et d’attitudes prescrites. Au bout du compte, le message stipule que «oui, il y a peut-être un problème avec tes goûts et intérêts, ça fait de toi une personne dans le spectre « non conforme »».

Il ne s’agit pas ici de remettre en question l’autodétermination des individus. Il ne s’agit pas non plus de poser des entraves quant au bien-être dans un croisement précis de systèmes patriarcal, hétéronormatif, raciste et capitaliste qui forgent nos identités sexuelles et notre compréhension de nous-mêmes. L’identité appartient à chacun-e et il n’y a pas de morale à prêcher à qui que ce soit, mais il est important de situer les forces qui influent sur nos identités et d’analyser les dessous d’une revendication qui se veut progressiste, mais qui, en réalité, résonne plutôt avec un retour aux rôles sexuels.

Mais encore plus alarmant que la popularisation d’une définition qui postule un genre propre à tous et toutes est le manque d’ouverture au débat face à «l’euphorie du genre». Ce refus du débat est même rappelé dans les interventions de politiciennes suite à la présentation du projet de loi:

«C’est une grande victoire! Pour un paquet d’enfants, ce qui vient de se passer est majeur», a lancé la députée de Sainte-Marie–Saint-Jacques, n’osant pas croire qu’un parti politique puisse «empêcher l’adoption de ce projet de loi là d’ici la fin de la session».

«Ce n’est pas un choix, vous savez, pour un jeune trans, que de grandir dans un corps qui ne correspond pas à son identité réelle, et on ne peut pas être insensible à l’écoute des témoignages de ces jeunes, qui aspirent à la reconnaissance de leur nature profonde», a déclaré Stéphanie Vallée après avoir déposé le projet de loi 103 dans le Salon bleu à l’Assemblée nationale.

En positionnant tout questionnement comme un manque d’écoute, de compassion et de reconnaissance, on assiste d’entrée de jeu à un manichéisme toujours dangereux en politique. Les féministes qui osent se prononcer publiquement pour rappeler qu’il n’y a pas de désirs et préférences intrinsèquement féminins ou masculins se voient étiqueter de l’épithète TERF (trans exclusionary radical feminist). Elles sont accusées de violence, de vouloir effacer la vie de personnes trans, d’essentialistes et de «deuxième vague» (de démodées, donc).

Il faut trouver des moyens collectifs pour mettre fin à ce cantonnement prescriptif qui perpétue des violences et des malaises, sans toutefois tomber dans les idées essentialistes, nocives et limitatives comme celle de «natures profondes».

Les souffrances chez les personnes qui s’identifient trans, comme chez toute personne qui se voit marteler des intérêts et qui vit des répercussions lorsqu’elle ne s’y conforme pas, sont le reflet de pratiques normatives à mettre aux poubelles. Il faut trouver des moyens collectifs pour mettre fin à ce cantonnement prescriptif qui perpétue des violences et des malaises, sans toutefois tomber dans les idées essentialistes, nocives et limitatives comme celle de «natures profondes». En ce sens, il est nécessaire de lutter contre le genre et de revendiquer collectivement la fin plutôt que le maintien d’un système qui justifie et perpétue la subordination des femmes et la domination masculine, de même que la marginalisation de ceux et celles qui semblent contrevenir à cet ordre «naturel» des choses.

Pour pouvoir nommer réellement la transphobie et cesser la souffrance, comme le souhaite la ministre de la Justice, encore faut-il pouvoir parler des malaises vécus et maintenus par les cadres stricts du genre. Encore faut-il pouvoir parler du genre de manière critique, comme rapport systémique et hiérarchique, comme normalisation de comportements chez les sexes, et ce, avec les outils conceptuels que les féministes nous ont légués. Au-delà de la question du genre, ne devrions-nous pas plutôt valoriser la créativité et l’expression individuelle et identitaire de nos enfants (même lorsqu’elles sont jugées comme étant «déviantes») en cessant d’encourager la conformité aux stéréotypes une fois pour toutes?

Préférer des goûts qui ne sont pas typiquement associés à son sexe est une chose tout à fait normale, tout à fait humaine. Cependant, on retombe dans une logique rétrograde si on déduit que c’est par ces préférences qu’on devient l’autre, ou «non binaire» en fonction de nos intérêts fluides et fluctuants, en fonction de ce qui est, au final, tout à fait normal.

Alexandra Pelletier, travailleuse communautaire.

Marie-Pier Lauzon, étudiante en sociologie.

Les positions défendues dans cette lettre ouverte ne reflètent pas nécessairement la position éditoriale de Ricochet.