De voir des camions militaires et des soldats un peu partout dans la ville depuis les attentats du 22 mars, on s’en doutait. Répondre «non» 1 fois, 3 fois, 5 fois à des vendeurs de montres et de téléphones volés sur le boulevard Adolphe Max, c’est normal. Que le «ton flamand» donne l’impression que la personne qui vous dit «bonjour» est en colère, c’est ainsi depuis toujours.
Alors c’est quoi? C’est dans les regards, sur les visages plus sévères, dans l’air ambiant.
C’est dans le trop grand nombre d’engueulades entendues et vues en quelques heures sur la Place De Brouckère, à la gare du Nord, dans les voitures arrêtées aux feux rouges sur la rue Royale. Ce sont même les serveurs du Bier Circus, un de mes endroits préférés parmi tous, qui ne sourient pas vraiment, travaillent machinalement, servent encore et toujours le meilleur spaghetti à la Chimay Bleue de l’univers, mais n’y sont pas tout à fait.
Je ne sais trop. C’est comme une impression. Comme si Bruxelles était devenue adulte. Comme si Bruxelles avait perdu un peu de son humour si unique…
Et le Marsupilami dans la vitrine du Grasshopper, les schtroumpfs qui sont un peu partout, ou le Manneken-Pis n’y peuvent pas grand-chose, je crois.
Le niveau d’alerte au terrorisme ici en ce moment est de 3 sur 4 selon l’OCAM, l’organisation qui analyse les menaces en Belgique. Les événements publics, dont ceux de la Grand Place pour regarder les Belges favoris dans le cadre de l’Euro, sont annulés. Le gouvernement du Canada prévient aussi ses ressortissants de la façon suivante : «D’autres attentats pourraient survenir à tout moment et pourraient cibler des secteurs fréquentés par des étrangers, comme des lieux d’attractions touristiques, des restaurants, des bars, des cafés, des centres commerciaux, des marchés, des hôtels, des écoles, des sites religieux et des aéroports et d’autres principaux carrefours de transport.»
Comme si Bruxelles, cette Bruxelles que je connais bien, comme si elle ne «bruxellait» plus, tel que le chante Brel. Comme si quelque chose était parti. Comme si…, me dis de nouveau avec l’accent du pays.
Et il me revient alors en mémoire un conseil que m’avait donné un ami, il y a longtemps, dans un autre pays, sur un autre continent : «N’oublie jamais, m’avait-il dit, n’oublie jamais que ta vie n’a pas la même valeur ici que chez toi. N’oublie jamais ça.»
C’est comme si ce message était maintenant écrit en caractères foncés dans les yeux, dans les gestes, sur les murs de Bruxelles. Il avait pourtant raison, cet ami, tout comme ceux qui m’écrivent ces jours-ci : «Sois prudent», en sachant que j’arrive à Bruxelles.
Mais… hey…la vie, c’est précieux partout, la «prudence», c’est aussi de ne pas laisser la peur gagner. Puis, que voulez-vous que je fasse de plus que de regarder si ce sac par terre a un propriétaire et, surtout, ne pas cesser de croire que la peur va inévitablement gagner lorsque des milliards de personnes ont faim, ne savent pas lire et écrire, ne sont pas libres…
Ah oui, j’oubliais presque. Ce soir, le Portugal a éliminé la Pologne à l’Euro. En revenant par les petites rues après le match, j’ai vu deux jeunes amoureux s’embrasser pour la première fois. Cela m’a donné espoir. Parti, partie, parti(es).
«Ne rentre pas trop tard et surtout ne prends pas froid.»
– Léo Ferré, Avec le temps.