# OscarsSoWhite. Le 14 janvier dernier, pour une deuxième année consécutive, aucune personne racisée n’était en lice pour l’Oscar de la meilleure actrice ou du meilleur acteur. Comble d’insulte : Straight Outta Compton, réalisé par F. Gary Gray et porté par des acteurs noirs, ne serait représenté à la soirée de remise de prix que par ses scénaristes blancs. «La seule façon pour une personne noire d’être nommée aux Oscar», lisait-on sur Twitter au lendemain des annonces, «c’est de jouer l’esclave ou la bonne».

Le contraste avec la France pouvait donc la même année sembler assez grand. Parmi les nominations aux César 2016, on comptait notamment la présence de Sorial Zeroual (Fatima), d’Antonythasan Jesuthasan (Dheepan) et de Loubna Abida (Much Loved) parmi les actrices et acteurs en lice pour un prix d’interprétation. Mustang, Dheepan et Fatima, longs métrages mettant tous en vedette des non-Blancs, récoltaient également leur part de potentiels lauriers.

Il n’en fallait pas moins pour que s’emballe le chroniqueur du Devoir Christian Rioux. Cette «étonnante diversité culturelle», dans un pays qui honnit pourtant toute forme de «discrimination positive ou de communautarisme», était la preuve toute désignée du «choc de civilisations entre une société fondée sur le communautarisme [les États-Unis] et une autre fondée sur un idéal méritocratique républicain [la France]». L’Hexagone, dans son «ignorance des races, des origines et des sexes», aurait trouvé «la meilleure voie d’une diversité qui ne fut pas factice».

À cette liste d’artistes dont la France célébrait (exclusivement) le mérite, Christian Rioux aurait aisément pu ajouter le nom d’un écrivain : celui de Boualem Sansal.

C’est en effet dès son entrée en écriture que le romancier et essayiste Boualem Sansal, d’origine algérienne, obtient un succès important en France. Ses débuts, avec Le Serment des barbares, sont récompensés par le prix du premier roman et le prix Tropiques; 2084 : La fin du monde, publié l’année dernière, se mérite pour sa part le grand prix du roman de L’Académie française et est couronné livre de l’année par le magazine Lire.

C’est parce qu’«[i]l fallait un livre à la mesure de [2015]», écrit pour justifier son choix la rédaction de Lire. «Une année entamée dans les larmes du 7 janvier, avant que ne leur succèdent le sang et la colère du 13 novembre.» Boualem Sansal, «lui qui depuis plus de quinze ans maintenant a choisi de faire front, face à la dictature, à l’intolérance, à la folie meurtrière», apparait ainsi comme le candidat idéal : son 2084 représente, aux yeux du jury, «un livre rare, un livre puissant» qui s’attaque au «cauchemar» ayant «déjà des airs de réalité, sous des latitudes pas si éloignées des nôtres…»

Dissidence et récupération

De quelles latitudes parle-t-on ici exactement? Après tout, l’œuvre ne réfère à aucun État, aussi réel ou autoproclamé soit-il. 2084 se déroule plutôt dans l’univers dystopique de l’Abistan, qui tire son nom du prophète Abi, «délégué» du dieu Yölah. Au cœur d’un empire théocratique, un homme, Ati, met en doute ses certitudes face au monde après une grave maladie. Le sanatorium lui a «ouvert les yeux sur cette réalité impensable qu’il y avait un autre pays dans leur monde», lui a fait croire qu’il pouvait exister un ailleurs complètement différent de son Abistan écrasant les individualités et empêchant leur libre expression… Le personnage entreprend une quête afin de découvrir la vérité sur toute une histoire qui précéderait l’an 2084, fondation officielle du monde dans lequel ils vivent.

Je ne ferai ici aucun détour. 2084 de Boualem Sansal est un mauvais roman.

Je ne ferai ici aucun détour. 2084 de Boualem Sansal est un mauvais roman. Dès les premières pages, on s’embourbe dans un cloaque où le noir et le blanc sont scrupuleusement circonscrits – pas moyen, un seul moment, de s’y tromper. D’un côté, l’Abistan, représentation du mal incarné tout autant qu’État dégénéré, dépourvu et imbécile. De l’autre, un monde qui serait diamétralement opposé à l’Abistan, construit à partir d’un fantasme trivial des Lumières.

Le livre met ainsi en scène la confrontation manichéenne de deux mondes, de deux «civilisations». L’une marquée par la barbarie et l’autre par l’humanisme; l’une se terrant dans le Moyen Âge et l’autre élevée par le vent du progrès; l’une ayant pour outil de contrôle des masses la répression et l’autre défendant la liberté, l’égalité et la fraternité. À l’aide d’un didactisme lourd et pédant, on cherche pendant quelque 300 pages – qui en paraissent le quintuple – à imaginer une issue de secours providentielle (qui ne souffrira d’aucune tache) à un infâme despotisme (que nulle nuance n’arrivera à sauver).

Mauvais roman, donc. Mais en écrire un bon était-il, de toute façon, la motivation derrière 2084? Une longue épigraphe, mue par une ironie aussi subtile que ce que l’on peut trouver dans le reste de l’œuvre, brouille d’entrée de jeu les cartes entre fiction et commentaire politique : «Le lecteur se gardera de penser que cette histoire est vraie ou qu’elle emprunte à une quelconque réalité connue. […] Dormez tranquilles, bonnes gens, tout est parfaitement faux et le reste est sous contrôle.» Doit-on alors s’étonner que l’auteur, se promenant de plateau en plateau après la parution de son «roman», ne se formalise pas – ou à peine – de parler d’écriture?

Ce qui intéresse plutôt l’écrivain (et ceux qui le reçoivent), c’est le propos polémique. Boualem Sansal se donne ainsi la permission de clamer, sur la base de sa pénible contribution aux belles-lettres, que l’«Occident» est «en déclin» et qu’il souffre de la «fadeur des idées qui ont polarisé sa pensée»; que l’islamisme rampant est en train d’envahir la planète, de l’Iran au Maroc; et que 2015 marque le début de la «troisième guerre mondiale». Avec 2084, le roman ne devient plus que le passe-droit commode pour exposer ses vues spécifiques sur le «problème musulman», sans jamais être embêté d’avoir à parler du livre pour lequel on a été invité. La littérature se fait ici délibérément prétexte.

Écrire pour ne parler qu’à côté de l’œuvre, ça sert à quoi? Mais surtout, à qui? Le chercheur Mohamed Amine Brahimi, dans un article publié dernièrement, se penche sur la figure du «dissident musulman». Ce dernier, afin d’obtenir une place privilégiée dans le champ intellectuel français, mettrait sur la table une valeur d’échange des plus avantageuses pour le réactionnaire : le «témoignage» de sa propre «résistance» à «l’islamisation de la société». À travers des discours essentialistes opposant un Occident émancipateur à un Islam despotique, le «dissident musulman» alimenterait la théorisation d’une «guerre des civilisations» défendue par certains réactionnaires. Ceux-ci, redevance pour service rendu, s’assureraient qu’on repaie en bonne et due forme le «dissident» par du temps d’antenne et par la valorisation de sa parole.

Écrire pour ne parler qu’à côté de l’œuvre, ça sert à quoi? Mais surtout, à qui?

Je souhaite préciser que ma critique ne vise pas ces personnes qui, dans un groupe, s’opposent aux inégalités qu’elles subissent. Ce que je cible, c’est plutôt la récupération de cette dissidence à des fins politiques par des chroniqueurs qui, dans les faits, n’ont rien à faire de celles et ceux qui subissent cette violence. Nulle intention, donc, de mettre en doute la qualité intrinsèque de l’ensemble des productions énumérées par Christian Rioux pour prouver combien la France est ouverte sur le monde. Seulement, peut-être le chroniqueur devrait-il se poser la question : est-ce qu’aucune de ces œuvres ne trouverait grâce à ses yeux si elle ne véhiculait pas l’idée d’une culture musulmane strictement animée par la répression et la barbarie?

Après tout, personne n’apprécie les discours essentialistes qui se construiraient autour de «sa» culture. On se rappellera le tollé qu’avait soulevé le magazine Maclean’s lorsqu’il avait suggéré que le Québec avait la corruption d’inscrite dans ses gènes. Plus récemment, The Revenant, le film d’Alejandro Iñárritu, avait beaucoup déçu l’acteur québécois Roy Dupuis. À chaque fois qu’on y voyait des personnages canadiens-français, confiait-il au Huffington Post, c’était «pour les montrer comme d’affreux barbares».

Christian Rioux partage ces mêmes doléances dans une chronique du 4 mars dernier. S’il convient que les colons français n’aient pas toujours été «des saints» (son révisionnisme ne va pas jusque-là), il est important pour le chroniqueur que l’on n’oublie pas toute la complexité de «la culture de ces Français d’Ancien Régime qui peuplèrent la Nouvelle-France»; les réduire à des violeurs sanguinaires, c’était en faire une vulgaire caricature. «Le film sur “nos” coureurs des bois reste à faire», conclut-il.

De la même façon, on ne saurait évidemment borner les dynamiques se jouant du Moyen-Orient au nord de l’Afrique au fameux «problème musulman» qui hante tant nos réactionnaires – ce que 2084, en sa qualité de littérature prétexte, fait à dessein. Ce que Christian Rioux, en sa qualité de bastion autoproclamé de la résistance républicaine, fait également.

Le livre sur l’intrication complexe des tensions géopolitiques qui tiennent place en ces terres reste donc aussi, sans le moindre doute, à écrire.