Trêve de plaisanteries. Il fallait s’attendre à la répudiation des experts dans une campagne qui a démonisé le «bureaucrate de Bruxelles», mais un coup d’œil à la répartition du vote — l’Écosse exceptée — indique qu’il s’agit là d’une révolte contre des élites réelles et imaginaires. Une révolte menée par des bouffons, une révolte souvent xénophobe, mais une révolte quand même, un gigantesque doigt d’honneur au statu quo européen.
Réduire ce message à la seule xénophobie d’un petit peuple réactionnaire serait jouer le jeu des mouvements nationalistes qui se répandent partout en Europe.
Dans son segment sur le Brexit, John Oliver s’est moqué allègrement de la campagne pro-Brexit, dont les déclarations racistes des militant-es du UK Independence Party (UKIP) et le slogan qu’arbore le bus de campagne de Vote Leave. Effectivement, les économies évoquées par le slogan ne tiennent pas la route, mais c’est la suite qui éclaire mieux les motivations des : «Let’s fund our NHS instead».
Le National Health Service (NHS) est un trésor national au Royaume-Uni. Jusqu’à tout récemment, les têtes d’affiche du Leave se pressaient pour le privatiser – l’un d’entre eux, Michael Gove, a même proposé de l’abolir —, mais qu’importe : pour les besoins de la cause, le NHS est devenu l’un de leurs chevaux de bataille.
Dans un pays lourdement affecté par les coupures et la restructuration, le nivellement vers le bas du marché de l’emploi et l’érosion des services publics ont été attribués à deux boucs émissaires : l’immigration et l’Union européenne (UE). Si cette dernière mérite une bonne partie du blâme, les principaux architectes de l’austérité britannique siègent à Westminster, pas à Bruxelles, qui réserve son arsenal contre les régimes contestataires. Au lieu d’élever le débat, Leave s’est servi de l’insécurité économique des Britanniques pour exploiter leurs préjugés.
La campagne anémique du Remain, quant à elle, en dit long sur l’UE : les électeurs et électrices pro-Brexit, généralement plus âgés, se retrouvent tellement peu au sein de l’identité européenne que le recours à l’émotion (pensons aux Rocheuses du Canada uni) ne fonctionne pas. La défense de ses institutions non plus. Elles sont terriblement bureaucratiques, peu démocratiques et, aux yeux de millions d’Européen-nes précarisé-es, elles servent de chien de garde du statu quo néolibéral.
Ne restait qu’à invoquer une sacro-sainte stabilité économique qui se ressent beaucoup moins en dehors de Kensington, Chelsea et Notting Hill. Et à suivre méticuleusement le plan de match de la campagne contre la sortie de l’Écosse, en 2014 : une litanie de platitudes suivie d’une intervention «passionnée» de Gordon Brown à minuit moins le quart. Oh, et à se moquer des partisans du Leave.
Le centre gauche — et la classe politique en général, bien au-delà des frontières de l’UE — va devoir réaliser que des décennies de bonne gestion néolibérale mariée avec un mépris généralisé pour les électeurs et électrices mènent directement vers un mur.
Les deux campagnes avaient en commun d’être menées par un triumvirat typiquement britannique : le premier ministre David Cameron, l’ex-maire de Londres Boris Johnson et le néoconservateur Michael Gove. Trois figures qui appartiennent à la même génération de politiciens conservateurs. Tous trois diplômés d’Oxford. Paradoxalement, ils représentent bien cette élite qu’ils prétendent combattre. Ils ont accaparé les projecteurs au détriment des femmes, des Britanniques issus de l’immigration et, surtout, de la gauche.
Le Parti travailliste de Jeremy Corbyn et ses alliés syndicaux ont bien essayé de reprendre à leur compte le mantra «une autre Europe est possible». Corbyn, après tout, compte parmi ses conseillers l’économiste Yanis Varoufakis, chef de file du mouvement Démocratie en Europe, qui tente de définir un nouveau projet européen. Trop peu, trop tard : le chef travailliste lui-même n’a jamais semblé convaincu par ses lignes. Quarante ans plus tôt, un jeune Jeremy Corbyn avait voté avec la gauche de son parti contre l’entrée du Royaume-Uni dans la Communauté européenne, précurseur de l’Union européenne d’aujourd’hui.
Parmi les rangs travaillistes, certains appellent déjà à faire volte-face sur l’immigration pour éviter de se faire prendre de vitesse par le UKIP, représentant autoproclamé de la classe ouvrière blanche. D’autres veulent la tête de Jeremy Corbyn : au moins 55 députés du Labour signeraient une lettre appelant à sa démission, la semaine prochaine. Les deux camps s’entendent pour dire que le chef travailliste n’a pas livré la marchandise au courant de la campagne. C’est mal comprendre les principes qui ont mené à son élection : quand on s’oppose au libre-échange, il est de plus en plus difficile de défendre l’Union européenne. Comment oublier le traitement réservé au peuple grec l’année dernière, ou le «Non» ignoré de la France envers le projet de constitution européenne en 2005? You can’t put lipstick on a pig, malgré les meilleurs efforts de David Cameron.
Quoi qu’il en soit, les progressistes britanniques se retrouvent aujourd’hui bien pris au dépourvu. Après avoir mis tous leurs œufs dans le même panier, comment pourraient-ils participer aux négociations de sortie de l’Union européenne ainsi qu’aux nouveaux accords de libre-échange que devra signer le Royaume-Uni? C’est le UKIP de Nigel Farage qui aura la chance de faire sa marque sur la suite des choses. Nous y perdrons tous au change. Célébrant sa victoire au petit matin, Farage a déclaré que cette «Journée de l’indépendance» s’était accomplie sans le moindre coup de feu, oubliant le décès de la députée Jo Cox aux mains d’un militant d’extrême droite il y a seulement quelques jours. Ça promet.
La victoire du Brexit, diront certains optimistes, ouvre la porte à un Royaume-Uni plus démocratique et plus solidaire qu’il n’aurait pu l’être sous l’égide de l’UE. Le faible rapport de force de la gauche indique que le contraire est bien plus probable : un repli national à l’effet domino dans le reste de l’Europe, au grand bonheur des Marine Le Pen de ce monde.
Le prochain coup de sonde d’une Europe meurtrie aura lieu dimanche, jour d’élections générales en Espagne. Face à la désintégration de plus en plus rapide de l’UE, Podemos Unidos et ses alliés de la gauche radicale européenne peuvent-ils encore mettre sur la table un plan de réformes viable? Sauront-ils capter la colère des laissés-pour-compte de l’Europe? Sommes-nous plutôt condamnés à rejouer le mauvais film de l’Europe de l’Est et centrale comme le suggère le politologue tchèque Jaroslav Fiala? Après le Brexit, une autre Europe est-elle possible? La réponse de la gauche se fait attendre.
D’ici là, faites comme moi : changez quelques dollars pour des livres sterling et préparez-vous une bonne tasse de thé. Nous ne sommes pas au bout de nos peines.