Mais ils sont arrivés et c’est à coups de bâton
Que la raison d’État a chassé la raison.
― Les Singes, Jacques Brel.
Les sales bêtes ont des crocs. Elles jappent, elles mordent, elles défigurent et mutilent. Elles devraient être dressées, tenues en laisse, muselées, interdites et emmurées. Pourquoi est-ce si compliqué d’en finir avec une telle vermine? Il suffirait d’un peu de volonté, d’un brin de courage et «hop!» n’en parlons plus. Fini les larmes et la peur, fini les morsures, fini les enfants mutilés et la mort des innocents.
On doit vivre dans une société bien étrange pour permettre à ces charognards de se balader en toute quiétude… Ne sommes-nous pas un pays de liberté, de sécurité et de démocratie? Après tant de souffrance, de larmes et de blessures, ne serait-il pas temps d’agir enfin?
Notre époque évolue décidément à l’envers du bon sens…
Mais les sales bêtes portent désormais le complet cravate. Voyez les châteaux qu’elles habitent. Voyez ce qu’elles font à l’Afrique. Voyez les «veines ouvertes de l’Amérique latine». Voyez la bombe atomique. Voyez le Nicaragua, le Chili et le Guatemala. Voyez ce qu’elles font en Palestine, en Irak et en Afghanistan.
Voyez surtout les monuments élevés à leur mémoire. Voyez Thatcher. Voyez Kennedy. Voyez les médailles d’honneur. Voyez Kissinger. Voyez Netanyahou.
Voyez monsieur le boucher, sa photo orne les billets qu’on ne peut dépenser…
Ces sales bêtes nous tiennent en laisse.
Chacun tire son extrémité du collier…
D’un côté, «monsieur-et-madame-tout-le-monde» se sentent en liberté. Sans faire de bruit, les sales bêtes les portent vers la paix des cimetières ― en toute sécurité. «Monsieur-et-madame-tout-le-monde» en tirent d’ailleurs une certaine fierté. «On n’est pas des barbares!» «Je vote pour qui je veux!» «Je travaille pour qui je veux!» «Je consomme ce que je veux!» «Mon but dans la vie? C’est d’être heureux!»
Bien élevés, toujours prêts à donner la patte, «monsieur-et-madame-tout-le-monde» adorent les sales bêtes. Ils les nourrissent, les flattent, les soignent.
À l’autre bout du collier, les sales bêtes se graissent la patte et se lèchent amoureusement le derrière. Elles ont beaucoup d’amis. Le museau dans l’auge à subvention, elles engraissent et vivent confortablement. Niches parlementaires, niches fiscales, niches de Québec ou niches d’Ottawa: les sales bêtes font et refont la loi au gré de leurs caprices.
Il suffit cependant de traiter une sale bête de sale bête pour comprendre pourquoi elle est une sale bête. Lorsqu’elle a peur, elle se met à zigner avec élégance les jupons dépassant des jupes journalistiques. «Le premier ministre agressé». «Le SPVM a dû intervenir». «Nouvelles mesures de sécurité». «Les perturbations nuisent à l’économie». «La population est prise en otage».
L’information, c’est le fondement de la démocratie.
Les morsures de chiens, ce n’est pas «sociologique» ou «économique», c’est zoologique. Elles nous touchent et nous bouleversent. Les enfants blessés crèvent l’écran. Difficile de trouver une cause plus rassembleuse : c’est «nous» contre «eux». Impossible de rester insensible : une bête féroce a mordu un petit être inoffensif. Aucune diagonale, aucune autocritique, aucune responsabilité. On se sent tous humains face à la violence des animaux.
Surtout l’été.
Et lorsque ce dressage est encore insuffisant et que la laisse devient trop tendue, les sales bêtes prennent peur. Elles ordonnent alors de frapper, de gazer, d’arrêter, d’emprisonner et de torturer. À contrejour des écrans de télé, elles vous arracheront le visage. Mais contrairement aux animaux, qui peuvent certainement blâmer leurs pulsions naturelles pour leur agressivité, les instincts primitifs des sales bêtes n’y sont pour rien. Cette violence brutale est raisonnable: méthodiquement réfléchie et scientifiquement appliquée.
En fait, les sales bêtes n’ont rien à enseigner aux animaux, sinon les quelques principes objectifs de la raison d’État. Et les arts raffinés de la propagande…