Je suis rentré. Sans émotion. La seule conclusion de ma mère, devant mon absence de sentiment face à mes lunettes cassées, mais surtout le raccourci prit dans mon récit : «J’ai juste échappé mes lunettes». Le seul impact de cet évènement, ça a été que, sur la paire de lunettes qui a suivi, on y a mis du plastique plutôt que du verre. Oui. À 10 ans, j’avais déjà appris à accepter la violence. Et à passer à autre chose.
Des histoires de terreur, j’en ai accumulé pas mal dans mon enfance. Parce que j’étais fif. Avant même que je sache ce que ça voulait dire. Surtout que j’étais un catho convaincu à l’époque. Tout ça, ç’a été la recette d’un coming out pénible avec des épisodes d’agoraphobie et d’anxiété.
Mon histoire est celle de plusieurs. Moi, si je m’en suis sorti, c’est à cause d’une bande de gars qui ont déboulé dans ma vie à 16 ans : un futur garagiste qui a compris avant moi qui j’étais, un gothique doux et compréhensif, un hyperactif brillant, un pianiste rêveur. Ah oui! Y’avait une fille en Doc Martin. C’était un peu notre reine. Bref, vous comprenez. Ils ont été mon premier safe space.
Je n’étais pas out. À Drummondville, je connaissais un gai. On se connaissait depuis toujours. Tout le monde l’aimait. Il était dans l’équipe de Volleyball. Il était affirmé. Et personne ne s’attaquait à lui. On était au Cégep, assis sur une table. Il parlait de son chum, de la vie. Il était normal. À l’aise. C’est la première fois que je voyais un gai «normal». Différent de ce que je voyais à la télé. Tsé, Jean-Lou de La P’tite Vie ou la gay pride? Ç’a été un déclic. Sauf que ça aura pris un bon cinq ans pour que ça aboutisse à une conclusion. J’ai compris qu’une orientation sexuelle n’est pas une identité. Et que je peux en faire ce que je veux. En revanche, j’ai toujours pas compris comment vivre avec la violence qui vient avec une orientation sexuelle.
Maintenant, j’habite depuis 10 ans dans un pays où l’homosexualité est criminalisée. Je me déplace sur un continent homophobe où les pays qui ne criminalisent pas laissent les foules battre à mort les présumés homosexuels. Les histoires d’horreur, on les accumule mon chum pis moi, pis tous nos ami-e-s.
Je regarde Orlando. De loin. Je vois les réseaux sociaux dans mon coin de monde s’enflammer de commentaires comme : «50 pédés de moins. 50 en sursis. Du bon boulot». Ça vous choque? Moi, ça me ramène à Drummondville 1989.
Quand j’ai couvert les Manifs pour tous à Paris en 2012 et que j’ouvrais mon micro devant des enragés qui, sachant que j’étais un journaliste étranger, me déversaient leur haine des pédés. Ça aussi, ça m’a ramené à Drummondville 1989.
Que je doive taire mon identité parce que si les autorités de certains pays que je couvre peuvent découvrir cet article et refuser le visa, c’est Drummondville 1989 aussi. C’est même Drummondville 1965.
Ok. Je suis coupable. La violence contre les membres de la communauté LGBT, ce n’est pas une petite boule que j’ai refoulée en intégrant un safe space. Pire, je cours après les situations où l’on me renvoie à cette violence, bien souvent sans savoir ce qui se trame. C’est mon problème. Mais quand t’es étranger, on te fout la paix : un mix de white privilege et de chance à la loterie des passeports.
Ça a des effets pervers. Sur moi. Sur mon couple. Sur ma vie. Parce que je n’ai jamais embrassé mon chum dans la rue. Je lui ai encore moins lui tenu la main. Parce que la violence de l’homophobie fait partie de notre existence.
Parce que toi, ta chance dans la vie, mon homme blanc hétéro (oui je sais que ta vie est plus difficile que c’en a l’air… disons que je crée un stéréotype pour défendre un point de vue, pas parce que je crois que tu existes vraiment ou que ta vie est toujours facile… c’est pas contre toi personnellement), c’est de ne pas avoir à constamment penser à cette violence. C’est de ne pas avoir à réfléchir à comment cette violence contre toi a été incorporée dans tes moindres mouvements, dans tes moindres remarques où tu parles de ta douce moitié plutôt que de dire ton chum, dans tes moindres commentaires sur Tinder. T’as pas à réfléchir, ni même à développer des réflexes pour te protéger.
L’horreur d’Orlando, c’est pas juste un massacre : c’est aussi la violation de ce sentiment qu’il y a des endroits où tu peux relâcher tous ces mécanismes de protection, où tu peux laisser une partie de ton armure au vestiaire. Le côté excité de la Fierté gaie ou du Village, ça vient un peu de ça… juste le sentiment de se laisser aller.
Le monde a changé. Les membres de la communauté LGBT sont mieux acceptés. Mais ça va prendre pas mal de temps avant qu’on se débarrasse du Drummondville 1989 qu’on porte tous en soi.
Comme la première fois que t’as pris une bière de plus pis que t’as été dire à la fille que tu zyeutes dans le cours de français que tu la trouvais belle. D’ailleurs, ça me prend encore pas mal de bières pour faire quelque chose comme ça. Ça prend plus de bières pour passer au travers de l’armure.
Avant, je regardais le Village avec dégout, décriant le capitalisme rose et l’exploitation du mal de vivre des gais. Mais maintenant je le regarde aussi avec une envie de commencer à me débarrasser de cette violence bien ancrée au fond de moi, l’envie de retourner à un Moi 1.0, avant que tous les évènements ne le reformatent.
Le vrai drame d’Orlando, c’est de frapper une communauté qui est déjà terrorisée par essence.
Et ça réveille une bête. Je vois des trolls pro-gais sur le continent africain qui répliquent aux commentaires et qui dénoncent sur Facebook les propos violents. Je vois les écorchés se manifester.
Et ce que je vois, c’est qu’à force d’être terrorisé, tous les loups solitaires LGBT sont soudainement devenus une communauté. Et, pour la première fois de ma vie, j’en parle ouvertement et je participe à la communauté. Je peux peut-être maintenant passer à Drummondville 2016.
Philippe Arel (nom fictif), journaliste.