La camionnette roule ainsi encore une centaine de kilomètres, croise d’innombrables camions lourds, des roulottes de vacanciers, des Fiat, toujours des Fiat. Elle prend ensuite une sortie, ralentit à peine à l’approche du poste frontalier et passe sans soucis devant trois gardes désintéressés par ce véhicule transportant le chauffeur, les deux Américains et six autres passagers, dont trois jeunes endormis depuis le départ, deux personnes âgées friandes de craquelins secs et moi, ce voyageur à la casquette rouge. Visiblement, ce n’est pas à nous que l’on interdira l’entrée dans le pays aujourd’hui.

Je prends alors soin de bien déplier la carte sur mes genoux. Vers le haut, à gauche, il y a l’Autriche, qui se trouve tout de même de plus en plus à droite politiquement… tout comme sa voisine encore plus à droite, la Hongrie. Vers le bas, on y trouve la Croatie, le Monténégro, l’Albanie, la Grèce, et, plus bas encore, en termes d’espérances, se perdent l’Afghanistan, la Syrie, l’Irak, la Somalie, l’Afrique et tout ces migrant-es/réfugié-es arrivé-es par million l’an dernier et qui rêvent de passer aussi facilement que nous devant les gardes-frontières en causant avec insouciance du prix de l’essence aux États-Unis ou en mangeant par simple plaisir des craquelins secs.

Il est presque 14h, la camionnette entre dans la capitale de la Slovénie, et laisse entrevoir une ville effectivement petite, mais jolie. Le chauffeur aide à descendre devant leurs hôtels le couple d’Américains ainsi que le couple plus âgé puis dépose les autres devant la gare centrale.

Ici, dans la dernière année, est passée une bonne partie des personnes réfugiées en route vers le haut de la carte. Tout ceci avant qu’en mars dernier, l’Europe et ses pays membres comme la Slovénie ne rendent l’entrée sur le territoire quasi impossible. Ainsi, 50 000 personnes réfugiées sont maintenant bloqué-es au sud, à la frontière grecque, et on en attend près de 250 000 autres cette année.

Ici, dans la dernière année, est passée une bonne partie des personnes réfugiées en route vers le haut de la carte.

Bientôt il pleuvra sur Ljubjana, Slovénie. Arrivé depuis quelques heures et attablé à la terrasse du café Centralna Postaja, je regarde les passants, je tente d’écrire un sens à tout cela, je devine le désir des uns et celui des autres, je mélange les concepts de territoires, de chance, de légitimité, d’acceptation, de survie, de peur… J’ai du mal à comprendre et, à la fois, je comprends tout de même un peu le serveur qui préfère me parler de la météo et de foot plutôt que de tout ce chaos.

J’ai du mal à comprendre et, à la fois, je comprends tout de même un peu le serveur qui préfère me parler de la météo et de foot plutôt que de tout ce chaos.

Alors, mes yeux se portent sur un petit carnet de notes rouge, près du menu laissé sur la table. Je l’ouvre. Il contient des phrases écrites par les clients de passage. Quelques bêtises de gamins certes, mais aussi des phrases qui confirment que d’autres voyageurs, songeurs, sont passés ici avant moi. Des phrases comme :

«So very close, so very present, so very belong to myself. How wild it was to let it be.»
– Fika (qui cite Cheryl Strayed, auteure de Wild)

« So many thing that I regret. That I can’t regret»
-Someone

«Hey y’all. Make it pretty.» – Jay

«I’m in no hurry : the sun and the moon aren’t either. Nobody goes faster than the legs they have. If where I want to go is far away, I’m not there in an instant!» – Heart (qui cite le poète portugais Fernando Pessoa/Alberto Caeiro)

Ah oui, j’oubliais presque, alors que je tournais les pages de ce petit cahier, et alors que la pluie cessait à peine sur Ljubljana, la Hongrie voisine gagnait 2 à 0 contre l’Autriche voisine. Parti, partie, parti(es)…