Pour faire sortir les cinéphiles de la maison, le Cinéclub : The Film Society a trouvé la parade : des projections de films sur format 16mm à l’intérieur d’une vieille église gothique. L’expérience se veut immersive et chaleureuse : des musiciens jouent du piano, de l’orgue, de la contrebasse et des percussions alors que se déroulent les bruyantes bobines du film muet au fond de la salle. Cette formule, qui présente des oeuvres dans leur forme originelle et dans un décor qui attire les curieux et les curieuses, connaît un succès grandissant.

«Il y a une certaine magie dans la pellicule, un aspect « organique » et très authentique, explique Philippe Spurrel, le président fondateur du ciné-club. Je trouve le rendu plus poétique, plus chaleureux.» Selon lui, présenter les films dans leur format original, argentique, permet de conserver l’expérience d’origine. «Ce que l’on voit, c’est vraiment ce que les gens des années 20, 30 et 40 vivaient. C’est comme une découverte», explique celui qui est lui-même cinéaste. «Je fais exprès de placer le projecteur à l’intérieur de la salle, pour que les gens l’entendent. Ce n’est pas assez bruyant pour distraire, mais on se sent comme dans les années 30. C’est rare comme expérience de nos jours. Où est-ce que les jeunes vont pouvoir vivre ça? Même dans les universités, on ne présente que rarement les films en pellicule.»

Lors de leur soirée du 2 octobre dernier, le Cinéclub : The Film Society a projeté, à guichets fermés, les films Docteur Jekyll et M. Hyde de John S. Robertson, oeuvre datant de 1920 avec John Barrymore ainsi que Vampyr de Carl Theodor Dreyer, datant de 1930. 325 tickets ont été vendus. Cet événement-levée de fonds permet notamment à l’organisme de financer le reste de ses activités et de ses projections durant l’année, c’est-à-dire le travail de restauration et de présentation de films en format 35mm analogique aux deux semaines, de septembre à mai. Le 28 mai, c’était au tour du film Intolérance, de D.W. Griffith, qui date de 1916, à être projeté en pellicule.

«Il y a un vrai intérêt pour les projections en pellicule. C’est devenu comme un événement en soi, à ne pas manquer, explique Karine Boulanger, vice-présidente de l’organisme à but non lucratif enregistré depuis 2012. Selon celle qui est également conservatrice chez Videographe – centre autogéré d’artistes voué à la création, la diffusion et la distribution d’oeuvres d’arts médiatiques indépendantes – les technologies marginales, ou qui disparaissent, attirent un public de plus en plus nombreux. «On le voit aussi en ce moment avec la VHS. La pellicule, c’est devenu un marché de niche. Pour les cinéphiles, ça veut encore dire quelque chose de voir des films sur le support d’origine. Nos événements, conviviaux et décontractés, leur permettent aussi de se rencontrer.»

Ces projections sont également selon elle une réponse à l’offre multiplateforme, qui est paradoxalement venue compliquer les choses. «Tout est disponible, et on ne sait pas quoi regarder. Dans les ciné-clubs, c’est une personne qui vient proposer un titre. Ça change du fait de s’asseoir devant l’ordi et de se dire: « qu’est-ce que je regarde ce soir? » devant un océan de possibilités.»

«Tout est disponible, et on ne sait pas quoi regarder. Dans les ciné-clubs, c’est une personne qui vient proposer un titre. Ça change du fait de s’asseoir devant l’ordi et de se dire: « qu’est-ce que je regarde ce soir? » devant un océan de possibilités.»

L’expérience paraît résonner d’autant plus dans le contexte actuel où la transition des salles de cinéma québécoises vers le numérique est presque complète. En effet, selon l’Observatoire de la culture et des communications du Québec (OCCQ), au 31 décembre 2012, 92% des établissements possédaient au moins une salle équipée d’un projecteur numérique, tandis que 97% des salles étaient passées au numérique. On parle de 100 % des cinémas intégrés à une chaîne et de 87% des cinémas indépendants qui ont donc au moins une salle avec un projecteur numérique.

Une expérience unique

Mais que trouvent les cinéphiles dans ces projections en pellicule et qu’ils et elles ne trouvent pas ailleurs? Un esprit de communauté? Une célébration nostalgique? Une alternative au Cineplex? Comment expliquer cet engouement?

«C’est difficile à expliquer avec des mots, mais la pellicule procure un sentiment différent, explique Eli Wood, bénévole au conseil d’administration du ciné-club et étudiante en cinéma à Concordia. Peut-être en raison du bourdonnement que font les bobines, qu’il faut ensuite changer…Ça sonne peut-être « cheesy » mais ça a un côté plus « brut », pur, que regarder du digital. Il y a quelque chose de plus « matériel », c’est différent d’une copie de copie de disque. C’est plus tangible». L’expérience collective est également unique, selon la jeune femme. «Il y a un côté culte, c’est plus authentique; un groupe de personnes se déplace pour voir le vrai film original versus le box-office et l’expérience en salles. C’est beaucoup plus chaleureux, les gens sont connectés, un peu comme autour d’un feu de camp.» Selon elle, ce sentiment de «connexion», les spectateurs et spectatrices l’ont perdu. «Surtout maintenant avec les ordinateurs – et je suis coupable aussi! Je regarde des films sur mon laptop dans mon lit en mangeant des céréales – alors que des événements comme cela, il faut les préserver et continuer à y assister.»

En pellicule, j’ai davantage l’impression d’être dans le film, de comprendre la vision que l’auteur avait plutôt que de voir le film qui essaie d’aller jusqu’à moi avec la 3D

La majorité des spectateurs interrogés s’accorde aussi à dire que le format pellicule modifie leur expérience en tant que spectateurs ainsi que leur rapport au film. La pellicule et la 3D ne viennent pas chercher le spectateur de la même façon, comme l’explique le cinéphile Alexandre Gravel, venu déguisé en Dr Jekyll et M. Hyde. «La 3D, c’est immersif aussi, mais ce n’est pas pareil. En pellicule, j’ai davantage l’impression d’être dans le film, de comprendre la vision que l’auteur avait plutôt que de voir le film qui essaie d’aller jusqu’à moi avec la 3D. Dans l’un, le travail semble se faire après le film, tandis que là on a l’impression de voir l’acteur faire sa transformation. On fait partie de son histoire.»

Selon Andréanne Chartrand-Beaudry, croisée avant la projection, il y a un historique derrière la pellicule. «Tu vois comment la pellicule a été abîmée par le temps, par les autres gens qui l’ont vue, ça change vraiment l’expérience comme spectatrice.» Ewan Stringer, qui l’accompagne, évoque même ce «quelque chose de sacré» qui s’y nicherait…

De façon générale, les ciné-clubs semblent agir comme vecteurs de rapprochement pour des cinéphiles qui ont de moins en moins de lieux pour partager leur passion. Le ciné-club de Philippe Spurrel n’est pas le seul à partir à la rencontre des cinéphiles. Au Québec, il existe pas moins d’une cinquantaine de salles, regroupées par l’Association des Cinémas Parallèles du Québec (ACPQ) sous le nom «Réseau Plus», et qui présentent au public des films en 35 mm ou en numérique. Et rien qu’à Montréal, on constate aussi une augmentation des ciné-clubs autogérés: le ciné-club des Réalisatrices Équitables, le cinéma du Parc, le ciné-club de l’Université de Montréal, le ciné-club Film POP, le ciné-club LaBanque… La liste est longue!

Selon Richard Brouillette, fondateur et programmateur du ciné-club La Casa Obscura depuis 1993, le côté moins «chaleureux» ou moins «accueillant» de certaines salles explique en partie l’augmentation de ces ciné-clubs «sauvages» et «underground». «À la Casa, on peut boire, manger, et même fumer… malgré toutes les lois! (rires) L’Excentris, par exemple, était un lieu froid, désagréable, ce n’était pas un environnement très sympathique comme l’était l’ancien Cinéma Parallèle avec son petit café.»

La disparition des échanges autour de films de qualité est une autre explication à cette augmentation, selon Daniel Racine, animateur du ciné-club du quartier de la Salle Pauline-Julien, ciné-club sous l’égide de l’ACPQ. L’animateur reçoit des invités et fait alors office de guide auprès du public. «Les spectateurs ont accès directement aux créateurs, le ciné-club leur donne une chance unique de saisir le processus créatif d’un artiste.»

Dans les ciné-clubs, c’est aussi l’expérience du programmateur lui-même qui est proposée, explique Serge Abiaad, en charge depuis 2012 de la programmation et de l’animation du ciné-club LaBanque dans le quartier de la Petite Italie. «Un programmateur de ciné-club est aussi un nostalgique, un personnage Proustien qui cherche à retrouver sa première expérience de tel ou tel film à travers l’expérience des autres.»

«Un programmateur de ciné-club est aussi un nostalgique, un personnage Proustien qui cherche à retrouver sa première expérience de tel ou tel film à travers l’expérience des autres.»

Enfin, le ciné-club attire également les cinéphiles lorsqu’il propose des expériences différentes, explique Mario DeGiglio-Bellemare, co-directeur avec Kristopher Woofter, du groupe Miskatonic, fondé en 2010 par Kier-La Janisse. Une «communauté de fans, d’universitaires et de réalisateurs qui aiment le cinéma d’horreur», indique-t-il, et qui organisent à l’automne et à l’hiver des semaines de projections, de cours et de discussions entre cinéphiles. Selon lui, la réception du cinéma est désormais «mobile» et «multiple», elle se fait tant sur les téléphones que les tablettes. «Il m’est d’avis que l’on doit sortir de l’opposition salon/salle de cinéma quant la réception d’un film et considérer l’expérience « in-between »».

Les projections de Cinema Out of the Box sont de celles-là. Alanna Thain profite de l’été pour projeter sur une toile des films avec son ordinateur portable, un projecteur et de petites enceintes. L’énergie nécessaire à la projection est générée en pédalant sur un vélo. À l’instar des pellicules du Cinéclub : The Film Society, la nouvelle forme d’expérience cinématographique s’appuie là aussi sur des technologies du passé.

Selon Mario DeGiglio-Bellemare, ce n’est pas seulement une question de bonnes ou de mauvaises technologies mais de transformations qui nous emmènent ailleurs. «La réception et les pratiques en matière de cinéma sont sans cesse en mutation, en « devenir » pour reprendre le terme utilisé par Deleuze». Pour le co-directeur de Miskatonic, le cinéma implique nécessairement des rencontres et des aventures. Et c’est sur ce terrain-là qu’il faut se rendre, conclut-il, pour poursuivre l’exploration d’un entre-deux, d’un espace «à la liminalité sublime» où résonnent tous les possibles.