Pourquoi voudrait-on s’en prendre au pauvre Maxime Tremblay, «comédien, restaurateur à ses heures et père de deux jeunes enfants, qui vote Québec solidaire et qui est porte-parole de Tel-jeunes»? Certainement pas parce qu’on est contre la vertu. Mais peut-être parce que la vertu ne remplit pas les ventres vides.
On a vu de fins analystes socio-économiques nous expliquer que les pilleurs auraient dû s’en prendre aux Tim Hortons et autres McDonald’s du quartier. C’est là bien mal comprendre l’intention de cette action.
Pourtant, les motivations étaient assez clairement exprimées dans un tract laissé derrière eux par les «vandales» : «Avec les condos, sont arrivés dans St-Henri toutes sortes de commerces chers, de restos branchés et d’épiceries bourgeoises. Toutefois, malgré cette affluence de nourriture, le quartier reste pratiquement un désert alimentaire pour les gens qui ont peu d’argent. Quel paradoxe de vivre dans un monde où on produit autant de nourriture, mais où on ne la rend pas accessible aux gens qui ont faim!»
Il ne s’agissait donc pas d’une action contre le Grand Capital (avec des majuscules), mais contre l’embourgeoisement. On aura rarement vu un Tim Hortons attirer les Young Urban Professionals et faire grimper le prix des loyers. Si Tim s’en met certainement plein les poches, en attendant, il répond aux besoins d’une population aux revenus modestes qui est trop occupée à cumuler les jobs à temps partiel sous le revenu minimum viable pour se questionner sur le caractère éthique ou non des produits qu’elle consomme. En ce sens, la cible semblait au contraire plutôt bien choisie.
Maxime Tremblay et ses complices en affaire sont-ils à la source de l’embourgeoisement dans St-Henri? Non, ils ne sont qu’un rouage d’un problème qui les dépasse largement, au même titre que beaucoup d’autres acteurs, dont les artistes et les étudiants! Cependant, si l’on éliminait le marché foncier, les phénomènes «culturels» de l’embourgeoisement auraient probablement un effet marginal sur les déplacements de populations.
Aurait-on dû s’en prendre aux promoteurs immobiliers, qui spéculent sur les terres des pauvres parce qu’ils anticipent qu’elles deviendront bientôt celles des riches, entraînant par là même un effet auto-réalisateur qui fait immédiatement grimper le prix de la propriété foncière? Ce sont bien eux, les grands gagnants de l’embourgeoisement! Seulement depuis le dernier rôle d’évaluation foncière, la valeur des propriétés de St-Henri a augmenté de 32%. Mais où doit-on trouver ces spéculateurs et comment doit-on les cibler? Ont-ils pignon sur rue et un écriteau sur leur porte qui indique : «Ici la source de tous vos problèmes, frappez avant d’entrer»?
Pendant que d’autres s’en mettent plein les poches, les petits épiciers fins de quartier participent-ils en fait à la revitalisation du quartier? Comme l’indique une brochure qui tente de distinguer revitalisation et embourgeoisement, le premier phénomène correspond à «un processus visant à améliorer le cadre physique d’un secteur en déclin au bénéfice de la population qui y réside». Le second, lui, est une forme de revitalisation qui, au contraire, chasse les gens de leur quartier d’origine.
Il est possible cependant, puisque nous vivons dans un monde de nuances, que l’ouverture d’une épicerie fine ait répondu aux besoins de certains habitants de St-Henri, plus nantis, tout en en chassant involontairement et indirectement d’autres, puisque les commerces de luxe attirent des résidents plus nantis dans le quartier, c’est-à-dire ceux qui peuvent aussi se payer les condos neufs construits par les promoteurs immobiliers. Tout cela entraîne une hausse des prix des propriétés, qui à leur tour entraînent hausses de taxes municipales et de loyer, que certains ne peuvent alors plus se payer. Ces dynamiques s’alimentent entre elles et plusieurs tentent d’y saisir leur part du gâteau, alors que d’autres ne se retrouvent qu’avec les miettes. La «mixité sociale» n’est pas toujours synonyme de joyeuse cohabitation mais est par contre souvent à sens unique, alors qu’on impose les riches chez les pauvres mais rarement l’inverse (les HLM ne poussent pas comme des champignons à Westmount). Et elle peut créer des frictions dont s’échappent parfois des étincelles.
Comme l’affirmait à juste titre l’économiste Ianik Marcil sur les ondes de Radio-Canada cette semaine, l’embourgeoisement est aussi la faute des autorités municipales qui ne font pratiquement aucune planification urbaine et laissent tout aux bons soins du marché. Comme quoi, la main invisible est parfois pleine de pouces…
Pourquoi les militants anti-embourgeoisement ne vont-ils pas aux assemblées municipales pour exposer leurs demandes? On a supposé qu’ils ne l’avaient pas fait alors qu’on aurait très bien pu partir de la prémisse inverse (au fond, l’une n’est pas plus neutre que l’autre) et supposer également qu’ils n’avaient rien pu tirer de ces rencontres, probablement parce que les autorités municipales reçoivent bien davantage de pression de la part des promoteurs immobiliers et des plus nantis, qui ont eux, ont les moyens de leurs exigences.
Dans ce cadre donc, que reste-t-il aux moins nantis pour revendiquer des choses aussi loufoques que de pouvoir rester dans leur quartier et y trouver de la nourriture abordable à proximité? Probablement pas grand chose, alors il est possible qu’ils prennent «en otage», comme on disait souvent pendant la grève étudiante, le pauvre épicier du coin pour instaurer un rapport de force avec ceux qui peuvent, mais ne veulent pas agir.
Aux personnes qui crient à la «mauvaise cible» : vous vous en prenez aussi à la mauvaise cible. Les fautifs, ce ne sont pas ceux qui tentent d’avoir prise sur leur vie et qui expriment un ras-le-bol bien légitime devant le peu d’intérêt que l’on porte à leurs conditions d’existence. Vous l’avez dit vous-mêmes : ce sont les promoteurs immobiliers et les autorités municipales. À vous de faire également pression sur ces gens-là!
«L’espace n’est pas un objet scientifique détourné par l’idéologie ou par la politique ; il a toujours été politique et stratégique. S’il a un air neutre, indiffèrent par rapport au contenu, donc « purement » formel, abstrait d’une abstraction rationnelle, cet espace, c’est précisément parce qu’il est déjà occupé, aménagé, déjà objet de stratégie anciennes, dont on ne retrouve pas toujours les traces. L’espace a été façonné, modelé, à partir d’éléments historiques ou naturels, mais politiquement. L’espace est politique et idéologique.»
– Henri Lefebvre, sociologue de la ville