Une lettre publiée dans les quotidiens francophone et anglophone de Montréal exhorte le premier ministre du Québec, M. Philippe Couillard, à lancer une commission de consultation sur le racisme systémique dans la province.
La lettre a été coécrite par Suzie O’Bomsawin, militante Abénakis d’Odanak; Émilie Nicolas, présidente de Québec Inclusif (un groupe de pression pour une société inclusive); Haroun Bouazzi, président d’AMAL-Québec (l’Association des Arabes et des musulmans pour la laïcité au Québec) et Will Prosper, cinéaste et porte-parole pour Montréal-Nord Républik, un mouvement communautaire de Montréal-Nord. Environ 45 Québécois et Québécoises ont cosigné la lettre : des militants, des journalistes, des universitaires, et même Charles Taylor et Gérard Bouchard, la tristement célèbre Commission Bouchard-Taylor, qui portait sur les accommodements raisonnables. Je suis aussi l’une des signataires.
Le tableau que brosse la lettre devrait être sans équivoque pour toute personne dotée de capacités d’observation rudimentaires : le racisme systémique est un problème au Québec. La discrimination et la sous-représentation généralisées existent dans toutes les facettes de la vie, que ce soit dans le système de justice pénale, au sein des forces policières, en politique municipale ou provinciale, dans les sphères du secteur public, des médias de masse et des espaces culturels.
La demande d’une commission de consultation ne devrait surprendre personne à la lumière de récents incidents rapportés dans les médias : le profilage racial, la violence extrême des policiers, le « blackface », et même, la diabolisation du hip-hop, cette musique soi-disant violente.
Malheureusement, ladite demande est écartée du revers de la main ou jugée non nécessaire par plusieurs, parce que le racisme d’aujourd’hui est latent… Par contraste avec le racisme manifeste, qui est une démonstration flagrante de haine et de discrimination à l’égard de groupes racisés, le racisme latent est beaucoup plus subtil et irréfléchi. Il prend la forme des stéréotypes véhiculés à propos de certaines communautés (pensons à l’acteur d’origine haïtienne qui ne décroche que des rôles de vendeurs de drogue) ou de biais à peine dissimulés qui affectent l’égalité des changes des candidats en recherche d’emploi (l’homme au nom arabe n’obtient pas d’entrevue pour le poste, la femme d’origine asiatique est forcément un as en mathématiques).
Les statistiques sont pour le moins accablantes. Seulement 5 des 125 membres de l’Assemblée nationale du Québec et seulement 4 des 103 conseillers municipaux de Montréal sont issus des communautés racisées, même si celles-ci représentent 30 % de la population en ville. On ne peut nier qu’il y a un problème généralisé en matière de diversité et de représentation au Québec — un problème auquel on doit s’attaquer avec honnêteté et aplomb, sans être sur la défensive.
C’est impossible de changer une chose qu’on refuse de reconnaître. C’est impossible de reconnaître ce qu’on refuse de voir. Que la demande d’une commission de consultation aboutisse ou pas, les Québécois et les Québécoises ont raison (et sont braves) de tenter de régler cette question. Dans le reste du pays, le problème n’est pas moins réel, mais le statu quo n’excuse rien, surtout pas l’inaction. Malheureusement, plusieurs personnes vont sauter sur l’occasion pour utiliser la conversation sur le racisme systémique comme une arme contre les Québécois et les Québécoises.
Complaisants et suffisants, les détracteurs des Québécois et les Québécoises vont dénoncer la commission de consultation comme étant la preuve de notre intolérance, se croyant supérieurs sur le plan moral et se désolant du racisme et de l’attitude rétrograde des Québécois et Québécoises.
Le Canada — ce pays qui a arraché les enfants amérindiens à leur famille pour «tuer l’Indien en eux», a imposé une taxe d’entrée aux immigrants chinois, a emprisonné des milliers de Canado-Japonais dans des camps d’internement durant la Seconde Guerre mondiale, a adopté l’année passée une Loi sur la tolérance zéro face aux pratiques culturelles barbares — est mal placé pour faire la morale à qui que ce soit. Mais ça n’empêche pas certaines personnes de le faire.
Selon un sondage mené par la firme EKOS en 2015, 41 % des Canadiens pensent que le Canada accueille trop d’immigrants appartenant à un groupe de minorités visibles, et selon des études et des sondages pancanadiens, un Canadien sur six a été victime de discrimination basée sur la race. Si on inclut dans le lot les cas de discriminations basés sur la religion, on se rend vite compte de tout le chemin qui reste à faire avant que le Canada ne devienne un pays libéré de ses problèmes de race et de religion.
Mais la relation quelque peu précaire qu’entretient le Québec avec le ROC signifie que le débat sur le racisme, la discrimination et le traitement infligés aux minorités visibles risque sans cesse d’être court-circuité par les Anglophones et les Francophones qui se battent pour déterminer quel groupe linguistique a été le plus malmené dans l’histoire. Dans les minutes qui ont suivi la publication de la lettre soutenant la commission de consultation sur les médias sociaux, j’ai été apostrophée par plusieurs Anglophones en colère sur Facebook qui se plaignaient du traitement qui leur était réservé au Québec, et par plusieurs Francophones en colère sur Twitter qui supposaient à tort que je détestais le Québec parce que j’avançais qu’il y avait un problème de racisme systémique dans notre province.
Le casse-tête linguistique et culturel unique qu’est le Québec complexifie le traitement de cette question. C’est presque impossible de s’attaquer aux problèmes de diversité et de racisme dans notre province parce que les deux plus grandes minorités du pays (les Anglophones au Québec et les Francophones au Canada) tentent sans relâche de monopoliser la conversation et d’être reconnues comme les plus grandes victimes de discrimination. Comme force dominante au sein des sociétés canadienne ou québécoise, c’est encore plus difficile pour chacun de ces groupes de reconnaître leurs torts ou leur part de responsabilité dans la perpétuation de la discrimination et du racisme systémiques : la plupart du temps, aucun de ces groupes n’est capable de se voir autrement que dominé ou victime d’oppression.
Malgré un éventuel et probable «Québec bashing» par le ROC, notre province ne devrait pas s’empêcher de mener le débat sur le racisme systémique, car il est nécessaire et aurait dû être amorcé depuis longtemps. L’exemple du Québec pourrait servir de tremplin à une conversation pancanadienne civilisée sur la question.
Jusqu’à maintenant, Québec Solidaire et Projet Montréal ont offert leur soutien à la demande de commission de consultation, mais celle-ci ne devrait pas représenter un enjeu payant sur le plan politique ou linguistique. Elle devrait plutôt résoudre un problème ayant des conséquences réelles et mesurables, et une grande portée légale, politique, financière et sociale pour les personnes issues des communautés racisées. C’est là-dessus, et là-dessus seulement que notre attention devrait se tourner.