Que l’entreprise Uber cesse d’opérer ou non au Québec, une chose reste certaine, ces nouveaux modes d’opération sont là pour rester. Les taxis, comme d’autres industries, risquent d’autre part d’y laisser leur peau, mais pour d’autres raisons. Dans les deux cas, ce sont les innovations technologiques qui alimentent les transformations.
L’économie du partage ou collaborative, dont le développement a été favorisé par le numérique, est là pour rester. Maintenant qu’il est sorti du tube, il serait improductif de tenter d’y faire rentrer le dentifrice. De la quantité phénoménale de sornettes qu’on a prononcées ces derniers mois, celle qui revenait le plus souvent opposait les défenseurs à tout crin de l’innovation technologique à ceux qui affirmaient qu’on ne doit surtout pas la vénérer à tout prix. Cette vision manichéenne constitue une bien mauvaise manière de poser les termes du débat. L’innovation – qu’elle soit technologique, managériale ou organisationnelle – ne porte pas de valeur normative en elle-même. Il serait donc futile de s’y opposer (parce qu’elle serait mauvaise en soi) tout autant que de l’aduler (parce qu’elle serait bonne en soi). Il importe plutôt d’en évaluer les impacts, positifs comme négatifs, afin de déterminer les balises souhaitables pour les limiter ou les encourager.
Les technologies numériques qui ont permis le développement de l’économie du partage et collaborative reconfigurent d’abord et avant tout les interrelations sociales et économiques entre les individus et les institutions, privées et publiques. Bien au-delà des applications logicielles, ce sont les impacts de ces reconfigurations qu’on doit étudier. Le modèle d’affaires d’Uber, par exemple, n’a rien de révolutionnaire, technologiquement parlant. Il s’agit d’une application somme toute très simple, permettant d’établir un lien entre des propriétaires de voiture qui ont du temps libre et des passagers désirant se déplacer du point A au point B. L’agrégation de l’information par le programme d’Uber permet aux seconds de payer les premiers alors que l’entreprise empoche au passage une commission. Pas grand-chose d’avant-gardiste sous le soleil.
Les impacts de cette application, démultipliés par la force de la capacité marketing de l’entreprise, sont en revanche énormes, comme l’expérience l’a montré au Québec ces derniers mois. Bien qu’elles soient encore relativement marginales, ces initiatives questionnent radicalement – au sens propre, «à la racine» – la définition même de ce que constitue une activité économique et des relations sociales matérielles, voire culturelles et symboliques, que nous y développons.
Un peu de ménage conceptuel préalable me semble utile, car dans toute cette histoire une chatte n’y reconnaîtrait pas ses petits.
L’économie collaborative est la mise en commun de ressources (énergie, temps, connaissances, force de travail, etc.) pour le co-design, la coproduction ou la coconsommation d’un bien ou d’un service. L’exemple type est Wikipedia. Ses lecteurs (les consommateurs) peuvent être aussi ses contributeurs (les producteurs). Ce modèle, conjugué au développement du numérique dans une plus large mesure, a littéralement tué des institutions qui existaient depuis des décennies, comme l’Encyclopædia Universalis ou l’Encyclopædia Britannica, qui ne sont désormais plus publiées en version papier alors qu’elles constituaient naguère le symbole de la connaissance sur les rayons des bibliothèques de la bourgeoisie.
L’économie du partage, quant à elle, cherche à valoriser, monétairement ou autrement, des «actifs inactifs». Le site de location d’appartements Airbnb en est un bon exemple: si je quitte ma maison pour quelques semaines, je chercherai à la monétiser en l’offrant sur le marché à une personne qui désire séjourner dans mon coin de pays. Ou, autrement, à la troquer contre son équivalent à l’endroit où je désire poser mes valises.
L’idée centrale à ce concept est que nous possédons de nombreux biens qui sont très peu utilisés dans le temps. Le cas typique relayé par ses promoteurs est celui de la perceuse électrique: cet objet présent dans un grand nombre de foyers ne serait utilisé qu’entre six et vingt minutes dans toute sa vie utile. Il est donc tout à fait absurde de posséder un tel outil dont on ne se servira à peu près pas et il est tout aussi sensé d’encourager sa propriété collective ou son partage. C’est sur ce principe que se base l’économie du partage. Uber offre la possibilité aux propriétaires d’une voiture d’en valoriser l’utilisation de la même manière que depuis des lustres des services de covoiturage permettent de faire le lien entre des automobilistes qui parcourent un trajet donné, les Allô-Stop de ma jeunesse ou Amigo Express d’aujourd’hui.
Là où l’histoire se complique, c’est au niveau de l’organisation de ces relations entre individus et entreprises. Car les deux cas – économie collaborative ou du partage – brouillent la frontière de ce qu’est une transaction, donc une relation économique.
Prenons un exemple simple. Je possède un potager dans lequel j’y cultive des tomates. À maturité, je cueille l’une d’entre elles et je la mange. J’aurais pu, autrement, acheter la même tomate au supermarché et m’en nourrir de la même manière. Dans ce deuxième cas de figure, il y aurait eu une transaction économique entre le marchand et moi; un échange monétaire qui serait intégré dans la comptabilité nationale et aurait contribué à augmenter le produit intérieur brut (PIB) – la somme des transactions de biens et de services. Dans le premier, aucune trace d’activité économique. Supposons de plus que deux voisins de ruelle cultivent pour leur part des concombres et des poivrons. Nous pouvons, tous les trois, troquer la production de nos plantes. Si l’on pouvait étendre le principe plus largement, on pourrait imaginer une production d’aliments qui nous rende en grande partie indépendants du système économique tel que nous le connaissons. Pas de transaction, pas d’échange marchand, pas d’entreprise privée ni de gouvernement qui n’interfère dans notre vie matérielle.
C’est exactement ce que l’économie collaborative et de partage bouscule. La définition même de la relation économique est remise en question. Deux mouvements questionnent ces liens hérités de la révolution industrielle et, au-delà, de la marchandisation. Ce que nous pourrions appeler la «wikisation» – c’est-à-dire la coproduction bénévole de biens et de services – et l’«uberisation». L’«uberisation» permet la marchandisation de la vie matérielle autrefois hors marché (le covoiturage, par exemple) alors que la «wikisation» sort du marché ce qui était auparavant transactionnel (comme dans le cas de wikipédia). Troisièmement, les applications numériques offrent la possibilité d’un retour aux communaux, hors du marché (donc de la transaction), de la propriété privée et de la transaction, comme l’est le vaste secteur de l’Open Source.
Tout ceci constitue donc pour le législateur des maux de tête énormes, car ces nouvelles formes de la vie matérielle et économique ne cadrent pas dans leur vision traditionnelle. S’il n’y a pas de transaction, il n’y a pas d’activité économique; s’il y en a une, comment la concilier avec la production de biens et de services telle que nous la connaissons? Le déplacement de ces frontières bouscule l’ordre établi. Pour le meilleur et pour le pire, bien entendu. C’est précisément là où le législateur doit faire preuve d’imagination, d’innovation tout autant que d’empathie envers celles et ceux qui écoperont de ces transformations.
Certaines entreprises, comme Uber, usent de pratiques condamnables, comme l’utilisation de paradis fiscaux pour éviter d’assumer leur charge fiscale? D’autres détruisent impunément la dignité humaine de leurs employées et de leurs employés en les réduisant à l’état d’esclave? Clouons-les au pilori comme on devrait le faire d’Apple, de Google, d’Amazon ou des producteurs de vêtements à bas prix fabriqués au Bangladesh. Où sont les manifestations contre Apple ou Google dans nos rues, championnes de l’évitement fiscal? Peut-être parce que vous possédez un iPhone (les autres bidules étant aussi néfastes) pour chercher le dernier article d’un média de gauche comme Ricochet à partir de Google? Mon idée ici n’est pas de vous condamner – je possède un smartphone d’un fabriquant qui doit possiblement utiliser des mêmes manigances fiscales qu’Apple et j’utilise Google quotidiennement. Nous collaborons presque tous, inévitablement, à ce système.
Ce qui importe de contester n’est pas tant le modèle économique de Uber. C’est l’asservissement débile que nous consentons à ses manières de faire qui relèvent du 19e siècle, alors qu’un autre monde est possible. Ça n’est pas la technologie qui pose problème, mais ce qu’on veut en faire. Pourquoi pas un Uber québécois et coopératif, par exemple?
L’industrie du taxi s’est défendue becs et ongles pour préserver un modèle qui fait en sorte que ses chauffeurs travaillent 80 heures par semaine pour un salaire de misère. Sans compter l’insatisfaction de nombreux clients. Et surtout de nombreuses: je ne compte plus le nombre de mes amies qui m’ont relaté des épisodes d’agression de la part de ces chauffeurs – et on passe sous silence ce faisant le service médiocre qu’on nous sert à Montréal. La fronde menée par Guy Chevrette a visé le noir mais potentiellement tué le blanc. Plutôt que de s’être limité à lutter contre Uber, ce qui est légitime et largement justifié, pourquoi ne pas avoir proposé une réforme en profondeur de l’industrie du taxi?
On nous répète que les permis de taxi peuvent atteindre des valeurs astronomiques, jusqu’à 250 000$ à Laval, et qu’ils constituent, en quelque sorte, la retraite de leurs propriétaires. Soit. Qu’il serait impossible, en ces temps d’austérité à go-go pour le gouvernement de les racheter et de mettre fin une bonne fois pour toute à ce système de quotas fermés qui favorise une spéculation totalement absurde. Qui prétendrait qu’on doit acheter une maison en argent comptant? Il serait tout à fait possible pour l’État de capitaliser cette valeur dans un fonds de retraite financé à long terme.
Pourquoi le lobby de Chevrette n’a pas réclamé des conditions de travail décentes pour ses membres, à l’instar de ce qu’offre la nouvelle entreprise d’Alexandre Taillefer, Téo? À mobiliser les forces vives de l’industrie du taxi uniquement pour mettre fin aux activités d’Uber, elle s’est tirée dans le pied et continuera à offrir à ses travailleurs des conditions déplorables. On a même entendu l’argument selon lequel le taxi constituait la seule source de revenu possible pour les nouveaux arrivants à qui on ne reconnaît pas les diplômes d’ingénieurs ou de médecin. N’est-ce pas là baisser les bras devant une bêtise corporatiste insensée plutôt que s’y opposer?
De toutes les manières, l’industrie rate doublement la cible. La véritable menace n’est pas Uber. Les véhicules autonomes sans chauffeurs consisteront la véritable menace de l’industrie. Il ne s’agit pas là d’utopie irréaliste: des projets pilotes sont en cours partout dans le monde. Il en va de même pour le transport de marchandises: les chauffeurs de camions devraient s’alarmer des nombreuses expériences en cours. À l’instar des réfrigérateurs qui ont rayé de la carte les entreprises de livraison de glace et leurs employés il n’y a pas si longtemps, ces innovations détruiront ces secteurs économiques. Cela se fera d’autant plus rapidement que les industries du taxi ou du transport de marchandises peuvent être transformées radicalement très rapidement, puisqu’elles sont très concentrées.
Ce qui compte, rendu là, c’est de veiller à prendre soin des victimes de ces changements. Les femmes et les hommes qui travaillent dans ces industries perdront inéluctablement leurs emplois dans un avenir proche. Il nous faudrait concentrer nos efforts à leur assurer un avenir digne plutôt qu’à préserver un modèle qui est de toutes les manières voué à disparaître.