Humainement, financièrement, politiquement, la guerre coûte cher. Son issue est souvent incertaine, les bénéfices difficilement calculables, donc le «retour sur investissement» très aléatoire. À une époque où la logique néolibérale conquiert toujours plus de sphères de décision, les guerres menées par des États utilitaristes doivent désormais elles aussi répondre à des critères de rentabilité. Pour maximiser le rapport coût/bénéfice de leurs politiques étrangères, les grandes puissances n’hésitent aujourd’hui plus, du Sahel au Moyen-Orient, à sous-traiter leurs engagements armés à des acteurs non étatiques, sociétés militaires privées, milices, ou groupes rebelles.

À une époque où la logique néolibérale conquiert toujours plus de sphères de décision, les guerres menées par des États utilitaristes doivent désormais elles aussi répondre à des critères de rentabilité.

Un service comme un autre

Comment sous-traite-t-on la guerre? Comme on sous-traite la construction d’une route : en faisant exécuter par d’autres les tâches opérationnelles a priori dévolues à une armée régulière, ceci en échange d’une rétribution quelconque (financière, matérielle, technique). Si l’on emploie plus souvent le terme de privatisation, celui-ci fait cependant oublier que l’emploi d’acteurs militaires privés est presque toujours le résultat d’une demande étatique. Un client et un fournisseur, un besoin et un service.

Les modes opératoires varient, mais l’actualité fournit un exemple éclairant de comment sous-traiter une guerre : plutôt que de déployer vos propres soldats dans une zone à risque, vous fournissez armes et entrainement à des «rebelles modérés» déjà engagés sur le terrain, afin qu’ils défendent votre intérêt national à votre place. Je t’équipe et te soutiens, tu combats pour moi. On parlera publiquement d’«alliance», quand bien même il n’y a entre le mandataire et l’exécutant presque aucune convergence de buts politiques (si tant est que buts politiques il y ait).

Si la sous-traitance est essentiellement le fait des grandes puissances militaires occidentales, c’est premièrement qu’ils en ont les moyens : des budgets pour payer des sociétés militaires privées, une expertise pour former des milices étrangères, des surplus d’armes à leur livrer, des avions pour les leur parachuter, etc. Mais en second lieu, c’est surtout que les Occidentaux en ont le besoin. Car là est toute la question, pourquoi sous-traite-t-on une guerre? Encore une fois, pour la même raison que l’on sous-traite la construction d’une route : parce qu’on est arrivé à la conclusion que l’exécutant s’avère plus «compétitif » que nous.

Sous-traiter pour mieux régner

Prenons pour exemple le Canada. Comme l’a montré l’engagement en Afghanistan, déployer et ravitailler un soldat canadien coûte de plus en plus cher, les armées modernes présentant désormais un ratio entre la «queue» (la logistique) et les «dents» (les forces combattantes) proprement exorbitant. Exposer au feu ce même soldat canadien, ensuite, revient à risquer des milliers de dollars d’entrainement et de savoir-faire technique, le fantassin professionnel d’aujourd’hui n’étant plus la chair à canon inépuisable de 1914.

Pour demeurer légitimes auprès de l’opinion publique, les conflits contemporains doivent donc demeurer non seulement un spectacle, mais aussi un spectacle acceptable.

Voir mourir ce soldat canadien, enfin, est moralement et politiquement difficile, nos sociétés développées étant désormais étrangères à l’idée de guerre totale, et donc très sceptique vis-à-vis de «sacrifices» à consentir. Comme l’a expliqué le politologue Colin McInnes, la guerre est désormais pour l’Occident un «sport-spectacle» que l’on regarde de loin : on vit, consomme et se distrait aujourd’hui de la même manière en temps de guerre qu’en temps de paix. Pour demeurer légitimes auprès de l’opinion publique, les conflits contemporains doivent donc demeurer non seulement un spectacle, mais aussi un spectacle acceptable.Faire la guerre? D’accord. Perdre des soldats? Hors de question.

Ces constats établis, on s’aperçoit alors que les acteurs non étatiques présentent des avantages comparatifs impressionnants. Armez des «rebelles modérés», vous divisez par dix vos coûts d’opération. Formez-les, vous déplacez les risques du combat de vos précieux soldats professionnels vers votre nouvelle main d’œuvre bon marché. Déployez 1 mercenaire pour 10 soldats, comme les États-Unis l’ont fait en Irak, vous diminuez comme par magie vos pertes humaines de 10% (un mercenaire mort au combat ne porte pas de drapeau sur son cercueil, ne reçoit pas les honneurs militaires, n’est pas inclus dans les décomptes des corps, bref n’existe pas pour l’opinion publique).

Une rentabilité en question

Comme à Wall Street, tout est donc question de gestion et de transfert du risque. Parce que les vies ne suscitent pas toutes la même attention de l’opinion publique, et qu’il est devenu facile de remplacer un combattant par un autre, la sous-traitance, du Nigéria au Yémen, s’avère être une méthode d’optimisation idéale en la matière. L’auditoire ne veut pas voir d’acteurs trépasser? Remplacez-les et faites mourir les doublures en coulisse, le spectacle pourra alors continuer.

Le problème toutefois, c’est qu’aucun raisonnement d’économiste ne va sans quelques «externalités», ces facteurs que vous ne mesurez pas à travers votre modèle, mais dont les effets néfastes ne s’en déploient pas moins dans le monde réel. La sous-traitance, aussi rentable qu’elle puisse sembler à des États-marchés et marchands, n’échappe pas à la règle.

Ne serait-ce qu’en termes de respect du droit humanitaire ou de militarisation des populations locales, elle présente par exemple nombre de faux avantages susceptibles de nourrir les instabilités de long terme, reproduisant ainsi dans la sphère militaire le court-termisme qui prévaut actuellement dans le domaine économique. Si la sous-traitance semble promettre des victoires bon marché, elle pourrait surtout nous réserver des paix couteuses.