D’ordinaire, cette disposition à pouvoir décider pour l’autre, habituellement chargée d’une bienveillance à tout le moins louche, se traduit par une volonté de mettre fin à «l’agonie» des peuples autochtones (prédite depuis au moins deux siècles) en leur faisant entendre raison et en leur proposant d’acquérir une place indifférenciée dans la modernité et la structure sociale et étatique administrée par la majorité.
Ce type de suggestions sous-tend généralement une manière de percevoir les peuples autochtones qui consiste à les situer en deux emplacements temporels opposés. D’un côté se trouveraient la tradition et l’authenticité rattachées au passé; de l’autre, la modernité et le mode de vie urbain incompatibles avec les manières de voir et les coutumes autochtones. De ce point de vue, les traditions ne pourraient que difficilement s’adapter à la modernité alors que les expressions modernes des cultures autochtones ne correspondraient que difficilement à l’image de l’authenticité autochtone. On peut aisément constater que ces représentations laissent très peu d’espace aux perspectives de maintien dans le temps des peuples autochtones.
Pourtant, si les débats sociaux et politiques sont nombreux parmi les Autochtones, c’est toujours cette vue d’ensemble qui est privilégiée. D’ailleurs, on peut voir l’époque actuelle comme un moment, indispensable et longtemps attendu, au cours duquel les Autochtones ont l’occasion de reconnaître leurs histoires respectives, de se représenter et d’évaluer, via différentes démarches, les possibilités qui s’ouvrent devant eux. En ce sens, la continuité ne relève pas seulement de la préservation des aspects culturels traditionnels, malgré ce que pourrait laisser entendre la représentation temporelle évoquée plus haut.
C’est-à-dire que, comme l’a souligné le sociologue Daniel Dagenais, le «ressaisissement» social et politique autochtone, observé dans un nombre important de communautés à l’heure actuelle, est lié à un ensemble de paramètres qui comprend le maintien de la tradition, mais qui ne peut y être réduit. Globalement, il résiderait plutôt dans une intention de prise en charge des perspectives d’avenir. Au cœur de cette prise en charge, les traditions «prennent un nouveau sens et traduisent désormais un souci à l’égard du passé et de ce que l’on a été afin de se projeter dans l’avenir. Ni simple maintien de la tradition donc, ni non plus éloignement, ou rupture avec celle-ci.»
De telle sorte que des efforts visant l’autonomie politique, le contrôle de l’éducation, la reconnaissance de titres territoriaux ancestraux, l’inclusion des femmes dans l’organisation de la vie politique, la conduite de ses propres initiatives en santé et en services sociaux ou l’instauration de lieux consacrés à la culture peuvent être perçus comme autant de manières de s’inscrire dans un processus collectif de maintien dans le temps.
Parallèlement, on peut concevoir que la continuité passe par d’autres façons de faire qui relèvent de la réciprocité que les personnes entretiennent avec leurs environnements immédiats. Elle peut par exemple se manifester sous la forme de créations visuelles, musicales, cinématographiques, théâtrales ou littéraires, de contributions au mieux-être des siens, d’un engagement dans la vie familiale, de la poursuite d’études ou de la transmission de son expérience et de ses connaissances, que ce soit en milieu urbain ou dans les communautés.
L’association de pareilles démarches, qu’elles soient collectives ou personnelles, a sans doute le potentiel de changer peu à peu la trame historique des peuples autochtones pour qu’elle soit moins marquée par les traumatismes et la déstructuration et davantage caractérisée par la réalisation de soi et l’autonomie.
Toutefois, la prise en charge reste une lutte constante. Entre autres parce que des contestations à l’égard de formes d’organisation politique autres que celles auxquelles la majorité s’identifie vont systématiquement à l’encontre de cette prise en charge. À ce propos, le politologue Daniel Salée a fait l’observation suivante: «Au Québec comme ailleurs, la plupart des gens qui endossent les principes caractéristiques de l’égalitarisme libéral formel ne comprennent pas ou acceptent mal que l’on puisse admettre quelque légitimité politique à l’altérité culturelle ou identitaire et s’orienter vers la création d’espaces différenciés de citoyenneté pour les peuples autochtones. […] [T]ant que persistera cet état d’esprit, la réconciliation espérée entre peuples autochtones et populations allogènes tardera sans doute à advenir.»
On a donc davantage affaire à un affrontement entre des façons de penser la cohabitation et ses dispositions politiques qu’à un conflit à finir entre la tradition et la modernité. Il n’existe ainsi aucune «fatalité historique» voulant que les peuples autochtones soient voués à s’effacer.