Une séparation entre les aspects «matériels» et «immatériels» (vivants) des patrimoines façonne en ce sens encore les discours de plusieurs instances, notamment les grandes conventions internationales, abordant les défis et problèmes relatifs à la conservation, la transmission et ne l’oublions pas,
la «production» de patrimoines. Le sort des patrimoines, nonobstant ce divorce invivable en pratique, est pourtant intrinsèquement relié au sort de diverses cultures, pratiques et mémoires… «vivantes».
La scission qui domine les politiques du patrimoine des différents gouvernements tout comme le discours de certaines associations fait obstacle à l’appréciation ou au souci des cultures vivantes en prêtant flanc à une domination du matériel, parfois même de la ruine, sur le vivant. Il importe, pour sortir de cette situation, de penser non seulement au-delà, mais aussi en-deçà de la conservation de bâtiments et d’artéfacts.
Nous croyons plutôt qu’une réconciliation de ces deux «dimensions» est essentielle pour bien penser aujourd’hui la présence, l’histoire et l’«horizon» des patrimoines culturels dans la société québécoise. Cela pourrait aussi bien servir à élargir qu’à embrasser l’horizon de nos voyages au Québec cet été…
Du sens du voyage au(x) sens de l’histoire
Nombreuses seront en effet les personnes qui vont parcourir les territoires des différentes régions du Québec cet été. Les vacances seront pour eux, dont de très nombreux et nombreuses Québécois-es, non seulement un voyage dans l’espace, mais aussi dans le temps… Voyage dans le temps libre d’abord, mais aussi dans celui d’une expérience historique.
La brèche faite dans le rythme du travail est en effet susceptible de favoriser une distance critique vis-à-vis de la vie quotidienne et des trajectoires existentielles des personnes qui voyagent. Des expériences «médiatrices» avec différents patrimoines culturels de la société québécoise et franco-américaine notamment, seront aussi dans cet esprit l’occasion de rencontrer et même d’expérimenter des pratiques et territoires culturels singuliers.
Voyager, c’est à la fois effectuer un retour sur soi et accepter d’être entraîné vers l’autre… temps, territoires, manières, cultures, collectifs, horizon…
Par les rencontres et expériences qu’il permet, le voyage s’ouvre ainsi potentiellement sur des positionnements critiques et à divers types d’éveils en regard du cours partagé de l’histoire. L’expérience du loisir et du tourisme entre en cela dans une perspective de développement culturel où l’histoire renouvèle sa condition de «problématique» collective.
Cette conception dialogique et critique, voire de passage ou de transmission, tributaire d’un rapport à l’autre dans la rencontre de patrimoines, ne saurait être respectueusement investie si l’on ne se débarrasse pas de cette césure courante entre les patrimoines d’ordre matériel et ceux dits «immatériels» (vivants). Renouer avec le vivant permet d’apprécier, voire même de débattre, à la fois de l’actualité et de la pertinence, de l’évolution et du développement, de l’histoire et de la trajectoire des patrimoines en mémoire et en action.
Qu’il soit question de sites, d’infrastructures, de pratiques,
de manières d’interpréter, d’user ou de vivre, renouer avec le vivant, c’est ainsi choisir d’étendre et multiplier les liens et possibilités considérant la présence et la pertinence interne des patrimoines, au lieu d’œuvrer à leur isolement fonctionnel. Comment par exemple saurait-on comprendre les patrimoines dits «immatériels» ou vivants, sans considérer en même temps «matières» à faire, à vivre ou à penser? <<Si l’on aborde plutôt les «objets matériels», comment les appréhender et apprécier sans considérer
les actions et différents systèmes dans lesquels ils s’insèrent ou se sont
insérés?<<
Disjoindre le matériel et le vivant (immatériel) favorise des dérives passant de l’absorption des manifestations concernées dans un temps figé, quand
ce n’est pas leur marchandisation ou exposition s’accompagnant d’un certain fétichisme. Les patrimoines, ainsi, deviennent facilement appropriables, récupérables ou banalisables dans des visions ou dispositions politiques ou corporatives qui les mobilisent selon des perspectives potentiellement exogènes et réductrices.
Considérer le vivant et la matière ensemble, cela invite plutôt à respecter et mettre de l’avant «dans la vie» des compétences culturelles pour assumer la transmission et le partage respectueux des savoirs, des pouvoirs, des histoires, des ressources, des territoires et des expériences qui donne sens et réalité
in vivo aux patrimoines culturels d’hier, d’aujourd’hui et de demain.
Il n’est pas plus convenable de vouloir protéger ou comprendre par exemple un «paysage culturel» en plaçant dans un angle mort les moyens et les modes de vie originaires ou singuliers qui le façonnent, que d’envisager par exemple une politique pour «la suite» des patrimoines maritimes sans se soucier des conditions d’expérimentation des activités de navigation et de pêches artisanales ou traditionnelles, domestiques ou commerciales, sur leurs territoires.
L’appréciation d’un paysage et de ses patrimoines culturels doit considérer ce qui les produits et pose l’exigence de dépasser, tout en les incluant, des préoccupations environnementales, paysagistes et récréatives. Ainsi, exclure d’une vision de la «conservation » des patrimoines ce qui fait, voire «refait» les paysages, notamment des modes de vie impliquant des pratiques culturelles traditionnelles ou artisanales, équivaut à vouloir réparer des chaussures sans cordonnier ou à vouloir conserver le sirop d’érable sans aussi faire attention aux écosystèmes des érablières.
Des patrimoines comme des moyens de vivre
Les savoirs, mais aussi les conditions des processus, instances et territoires qui supportent les patrimoines qu’ils produisent, mais également les artistes, artisans, autochtones (au sens de ceux qui habitent le pays où ils sont nés) qui en sont porteurs, ne devraient être isolés des «matériaux culturels» qu’ils mobilisent dans le «paysage».
Le patrimoine culturel n’est pas une marchandise, ni une décoration, ni une stricte inscription du présent dans le passé ou du passé dans le présent, ni une compensation ou opportunité favorisant l’acceptation ou le déclin d’un développement industriel, quoiqu’il en soit dans nombres de pratiques et discours. Faire un développement culturel, c’est aussi faire une critique du développement! L’attention et la réflexion quant aux patrimoines est utile
à cela. Plaçons-la du côté de la vie.
Le contact avec des patrimoines glorieux ou honteux, quotidiens ou extraordinaires et les sens multiples et singuliers manifestés à travers l’expérience et les médiations, souvent en acte, des personnes et collectifs qui actualisent leurs productions et paysages, cela peut, j’ose l’imaginer, faire du temps des voyages des Québécois-es et des autres visiteurs du Québec cet été, un espace de développement culturel. Il y a des patrimoines à rencontrer, d’autres à transmettre ou encore à produire. La vie demeure une condition de leur expérience et création : l’histoire n’est pas à finir.