Les chansons ont déferlé sur une foule bigarrée, peuplée autant de touristes que de Cubains. Les succès, intacts malgré le poids des décennies, ne faisaient cependant aucune distinction. La musique, encore une fois, montrait son pouvoir, rassemblant femmes et hommes de tous âges, par-delà les frontières et l’épaisseur du portefeuille. Il ne restait qu’à danser et acclamer les innombrables déhanchements de l’énergique Mick Jagger, inépuisable malgré les années.

La musique, encore une fois, montrait son pouvoir, rassemblant femmes et hommes de tous âges, par-delà les frontières et l’épaisseur du portefeuille.

Contrairement à l’impérialisme capitaliste, qui depuis longtemps ne ressent plus le besoin de faire des courbettes polies à la rencontre de l’altérité, Jagger a eu l’amabilité de faire toutes ses interventions en espagnol. Sauf une, ce qui n’a pas manqué de froisser cette spectatrice, qui y est allée de son plus grand cri, revendiquant des mots «En espagnol!» Mais nous n’étions pas au Québec et cette femme n’était pas Pierre-Karl Péladeau, l’affaire en est restée là et n’a pas défrayé les manchettes. Pour le reste, Jagger a souvent rappelé le caractère historique de leur présence, remerciant à plusieurs reprises les Cubains pour leur apport au registre musical mondial et leur accueil chaleureux. Il s’est gardé de toute arrogance aussi, demeurant prudent et poli dans ses remarques : «Nous savons qu’autrefois il était difficile d’écouter notre musique à Cuba, mais nous voilà sur scène. On pense aussi que les temps changent.» Chaque fois, ses mots ont été accompagnés par les applaudissements nourris de la foule, renforçant l’idée que sa voix rejoignait celle de beaucoup de Cubains.

Vrai que les Stones ne sont ni Fela Kuti ni Nina Simone, mais quand un drapeau cubain s’est retrouvé sur scène, pendant le bref moment où Jagger l’a brandi, on pouvait se demander ce qui était le plus gros : le symbole dans les mains d’un homme ou une rockstar se jouant des codes.

Par ailleurs, si la soirée devait marquer la victoire d’un système sur un autre, il importait aux étoiles rock de ne pas le souligner. Malgré l’assentiment général de la venue du célèbre groupe, quelques voix dissidentes s’érigeaient dans les jours précédents le concert : «Ils auraient pu venir avant. Malgré ce qu’on raconte, les opportunités étaient là. Mais ils ont choisi la facilité, ils ont choisi leur camp et ils arrivent en héros, au moment où tout est joué déjà. L’histoire, ce n’est pas un concert, c’est une révolution avortée», nous confiait une source qui préférait demeurée anonyme. Vrai que les Stones ne sont ni Fela Kuti ni Nina Simone, mais quand un drapeau cubain s’est retrouvé sur scène, pendant le bref moment où Jagger l’a brandi, on pouvait se demander ce qui était le plus gros : le symbole dans les mains d’un homme ou une rockstar se jouant des codes. Plusieurs jeunes Cubains s’affichaient ouvertement avec le drapeau étatsunien, comme un rappel que le pays n’est pas au bout de ses déchirements.

Pour les inconditionnels du groupe, le quatuor – Mick Jagger, Keith Richards, Ronnie Wood et Charlie Watts – n’a joué aucune fausse note, surfant dans leur large répertoire et ne montrant aucune lassitude apparente à rejouer pour la énième fois les Start me up, Angie, Sympathy for the Devil et Honky Tonk Woman. Ceux qui espéraient une reprise rock de Chan chan – grand succès de Buena Vista Social Club – auront été déçus, mais le groupe a été généreux. Au rappel, la présence du chœur cubain Entrevoces, en ouverture de You can’t always get what you want, a offert quelques frissons à la foule. Mais c’est avec le clou du spectacle que le groupe britannique a fait le plus d’heureux. Comme si le spectacle d’un peu plus de deux heures n’avait servi qu’à mettre la table à ce moment ultime, aux premières notes de I can’t get no satisfaction, sous l’impulsion d’une foule d’un demi-million de personnes pourtant déjà survoltées, on a senti la terre de la Havane trembler. Voilà l’effet Stones.

Au lendemain de la frénésie, les succès jouent encore en sourdine dans quelques cafés, en des adaptations samba. Et à l’instar de nombreuses compositions musicales du groupe rock où le climax des chansons trouve son dénouement dans une modulation de la partition, une distorsion des accords et l’effondrement graduel de la musique, laissant aux soins de l’auguste Charlie Watts quelques battements de sursis, on peut se demander ce qui attend Cuba. Tandis que sa partition s’ouvre sur une nouvelle portée, il importe peu de savoir si les Stones auront marqué ou non l’histoire du pays, mais tous se demandent la place qu’occupera désormais Cuba sur l’échiquier mondial. Parce qu’aujourd’hui, sur les lèvres des Cubains en berne autant que sur celles heureux des changements politiques et économiques, un refrain joue sa douce ironie : « You can’t always get what you want / But if you try sometime, you just might find / You get what you need ».