Pour Luc Bérard de L’Oblique c’est l’occasion d’une vraie belle fête. Le vétéran conserve un souvenir particulièrement mémorable de la Journée de 2013. «Ma plus belle journée à vie en tant que disquaire indépendant. La plus belle à tous points de vue : pour les recettes, l’ambiance, l’achalandage, la qualité des prestations… Le bonheur était palpable.» Née il y a près de trente ans au coin des rues Rivard et Marie-Anne à Montréal, sa boutique de musique a traversé déjà bien des époques, malgré des moyens modestes et un contexte actuel qui ne sont pas des plus faciles. Le dollar canadien étant au plancher, les importations coûtent plus cher tandis que les finances des clients demeurent serrées. «Si je suis encore en vie, c’est parce que j’aime encore faire ça. J’ai toujours voulu préserver ma passion en restant petit et en m’adressant aux mélomanes, ceux et celles pour qui la musique est très importante dans leur vie.»
Si le téléchargement, l’écoute et la gratuité en ligne font aussi mal aux disquaires, ces phénomènes touchent toutefois peu le noyau dur des amateurs de vinyles, qui n’a jamais cessé d’écouter ses albums en format 33 tours. Bon nombre d’étiquettes indépendantes ont d’ailleurs toujours continué d’en faire presser, même au plus bas de sa popularité, alors que les gros joueurs de l’industrie se tournaient à l’unisson vers le disque compact. De par son système analogique qui reproduit la courbe naturelle du son, le disque en vinyle (surtout celui de 180g) possède selon Luc des qualités sonores qui permettent aujourd’hui le regain d’enthousiasme que l’on observe de plus en plus, et qui demeurera sans doute au-delà de l’effet de mode. Le son du vinyle plus massif a la réputation d’offrir une chaleur et une profondeur qui sont à nouveau recherchées aujourd’hui.
Si une partie de la jeunesse manifeste aujourd’hui son intérêt pour cet objet, notre conseiller cultivé remarque aussi une certaine méconnaissance, notamment technique. «Il y a des jeunes qui voulaient m’acheter une table tournante, mais sans savoir que ça prenait un ampli pour l’écouter. Alors il y a beaucoup d’éducation à faire, mais j’ai décidé de la faire auprès de ma clientèle.» Choix pédagogique autant que stratégique, la vente de tables et de pièces de système de son usagées est devenue récemment pour lui un nouveau créneau, et une façon de sensibiliser de nouvelles oreilles à la pratique d’une écoute attentive, faite dans de bonnes conditions. Le but étant toujours, au final, de saisir toute la richesse des œuvres musicales explorées, et d’en retirer le maximum de sensations.
Copropriétaire du jeune Knock-Out! à Québec, Roxanne se définit moins comme une audiophile raffinée que comme une amoureuse de la musique et du contact avec l’objet. Tout comme Luc, elle et son copain Jean-Philippe ont toujours aimé, lors de voyages à l’étranger, se retrouver dans de formidables boutiques de disques, à « flipper » des grandes pochettes inspirantes et intrigantes. Ce sont d’ailleurs souvent les sentiments de manque et de curiosité inassouvie qui poussent un nouveau diffuseur à apporter au paysage de sa ville des couleurs négligées par ses pairs. À la fin des années quatre-vingt, L’Oblique s’était démarqué en rendant disponibles ici des musiques actuelles et d’avant-garde, de l’indie rock américain peu considéré à l’époque et des groupes québécois alternatifs. Au Knock-Out!, c’est surtout la sélection recherchée de post-punk-rock-garage qui fait tourner les têtes des mélomanes.
Luc s’est d’ailleurs toujours considéré comme un chercheur qui se positionne en amont des vagues et des modes, et qui se plaît à faire découvrir aux esprits ouverts des musiques originales et audacieuses. Le disquaire passionné n’est donc pas seulement un vendeur: il lit, s’informe, écoute, recherche et tente d’étancher la soif de ses fidèles, dont il connaît souvent les prénoms et les goûts. Au néophyte, il veut ouvrir les horizons et lui faire découvrir quelque chose qui va l’ébranler.
L’esprit du lieu et l’accueil chaleureux sont des éléments que Roxanne affectionne particulièrement dans son établissement du quartier Saint-Roch, où elle recevra son monde samedi avec du café et des crêpes au bacon pour sa troisième édition du Record Store Day. «Je voulais un endroit amical où les gens peuvent venir s’asseoir au comptoir et jaser.» Les mélomanes habitués de la place soulignent leur appréciation du contact humain, et ce sentiment de communauté qui se vit au Knock-Out! autour de cet amour de la musique, dont le disquaire demeure un précieux pivot. Ils seront sans doute nombreux, encore cette année, à célébrer l’amour au temps du 33 tours.