En effet, plusieurs progressistes québécois (dont nous croyons faire partie!) ne seraient pas en mesure de voir le colonialisme latent dans la dans la critique des standards de protection linguistique de l’ADISQ et la défense du franglais que font certains groupes de post-rap québécois. Comprenant nous-mêmes mal ou partiellement le concept d’intersectionnalité des oppressions, il serait évident que notre analyse est injuste, car «à deux vitesses». Les systèmes d’oppressions raciales et genrées seraient donc, selon l’auteur, privilégiées à tort, tandis que les questions linguistiques et de défense de la langue française seraient reléguées à l’arrière-plan, alors même qu’elles permettraient, nous dit-on, de nous émanciper du colonialisme anglophone blanc.
Lorsqu’on s’intéresse un peu au concept d’intersectionnalité des oppressions, la première chose que l’on apprend est qu’il est en effet discriminatoire de hiérarchiser les différents systèmes d’oppressions. En effet, pour que personne ne tombe entre les craques de ces systèmes, il faut lutter simultanément contre des structures oppressives complexes qui sont finement imbriquées. Ces dernières deviennent visibles à travers le vécu des individus, dont l’identité est forgée à la fois par les privilèges et les oppressions expérimentées. Entre le fait d’être pauvre et francophone dans les années 30 à Montréal, et le fait d’être pauvre et afro-québécoise aujourd’hui, il y a un monde. Les oppressions ne font pas que s’accumuler : elles créent des identités et des souffrances spécifiques qui influencent le parcours social des gens. Dans le cas qui nous occupe, nous pensons qu’il y a tout simplement erreur au niveau de la cible.
L’auteur de la lettre ouverte affirme qu’à première vue, le discours et la pratique artistique de Dead Obies ne semble ni discriminatoire ni oppressante, mais qu’elle permet à la domination des anglophones de se perpétuer. À la lumière de ces considérations, nous nous demandons sincèrement quelle oppression les gars de Dead Obies ont-ils osé nier. Qui est l’oppresseur et qui subit l’oppression culturelle qu’on nous décrit? On comprend que, selon l’auteur, un groupe hétéroclite formé d’artistes de classes sociales défavorisées et de personnes racisées, de par l’usage du franglais, aiderait à perpétuer les inégalités systémiques de la classe des francophones au Québec. À notre sens, si une telle catégorie sociale existe bel et bien, il faut néanmoins savoir quelle est sa condition socio-économique et, surtout, taper sur le bon clou. En effet, avant de pointer l’oppresseur du doigt, il est fondamental de déterminer avec précision quel est le groupe social privilégié qui bénéficie effectivement de cette oppression linguistique. Point is: Dead Obies et cie n’en font définitivement pas partie. Au contraire, ils en sont le produit.
Selon l’auteur, «Ce qui justifie l’existence de quotas en matière de langue, c’est notre statut de minorité culturelle sous domination coloniale. Patriarcat, racisme, colonialisme. Voici trois types d’oppressions systématiques qui se renforcent mutuellement. Traiter sur un pied d’égalité ces questions, c’est ce qu’implique le principe d’intersectionnalité auquel la plupart des progressistes adhèrent.» Théoriquement, cela a l’air d’avoir du sens. En pratique toutefois, l’analyse de l’auteur démontre une tendance à l’exacerbation identitaire et la priorisation inconsciente de l’oppression systémique vécue par la minorité linguistique francophone, par ceux et celles qu’on appelle les «Nègres blancs d’Amérique». Où sont les quotas de l’ADISQ pour favoriser les femmes ou les personnes handicapées?
De plus, présenter ainsi le racisme et le colonialisme comme deux oppressions complètement distinctes, c’est manquer le point. La première est conséquence de la seconde. L’occupation de territoires sans le consentement des populations autochtones, l’exploitation des ressources et des habitant-e-s du territoire, l’établissement d’une dépendance économique par l’envahisseur, tout cela est fruit de la colonisation. La relation colonisateur-colonisé est établie, dans le texte de l’auteur, comme une dualité entre les méchants anglophones et la minorité francophone, mais fait fi du pourquoi de la présence des francophones au Québec : la colonisation. L’occupant originel a perdu la game de Risk en Amérique du Nord et s’approprie le statut de colonisé : et les Premières Nations dans tout ça?
Il fut un temps où l’Europe, «étalon de la Civilisation et de la Culture», a tenté de se délester du fardeau de l’homme blanc et d’étaler ainsi sa puissance civilisatrice sur le reste du monde. Nous aurions tendance à dire : «on connaît la suite», mais il semblerait que ce ne soit pas le cas pour tout le monde. Il n’y a pas de «Nègre blanc d’Amérique» qui tienne quand la scène culturelle québécoise fait montre d’une absence de représentation quasi-totale des personnes racisées. Dans cette situation, occuper l’espace culturel devient un geste politique quand on est issu d’une minorité. En ce sens, il n’y aucun de cas de figure où Dead Obies défend le colonialisme.
Bien sûr, il est important de rendre compte des questions linguistiques au Canada dans une analyse intersectionnelle. Il y a encore, en effet, une distribution inégale des ressources matérielles en raison de la langue, notamment lorsqu’on se penche sur le bénéfice marginal d’apprendre d’autres langues que l’anglais et les revenus médians des différents groupes linguistiques en relation avec la production économique régionale. Maintenant, cela est-il du même ordre que l’oppression coloniale subie par les autochtones, dans et hors réserves, que l’auteur ne mentionne d’ailleurs jamais alors même qu’il parle de colonialisme au Québec?
Il me semble que dans ce genre de débats, le privilege checking (réflexion critique par rapport à sa position sociale) est toujours la première étape. Dès lors, nous pouvons dire que la priorisation aveugle de l’ADISQ en ce qui a trait à la défense d’une langue française «pure» est très problématique. Dans le même ordre d’idée, il nous apparait scandaleux d’ériger l’oppression de la classe des francophones du Québec au même niveau que celle des autochtones ou des personnes racisées, aujourd’hui, dans un Québec de plus en plus xénophobe. Crier au reversed colonialism n’en devient qu’une preuve supplémentaire du manque de réflexion concernant les systèmes de privilèges dont on bénéficie collectivement et individuellement.
Myriam Ennajimi, étudiante au baccalauréat en biologie à l’Université de Montréal
Hind Fazazi, étudiante à la maitrise en philosophie à l’Université de Montréal
Naoual Laaroussi, militante féministe et anti-raciste
Pauline Moszkowski, étudiante au doctorat en histoire à l’Université de Montréal