Mais son explication nous démontre qu’il n’a lui-même pas la meilleure compréhension du sujet. Ou, encore pire, il est conscient qu’il représente ces notions de façon réductrice et inexacte pour qu’il puisse ensuite facilement les démonter – ce que les philosophes appellent un «argument épouvantail». (Ironiquement, l’article de Wikipedia portant sur ce sophisme cite une définition de ce terme offerte par nul autre que Baillargeon lui-même dans son livre Petit cours d’autodéfense intellectuelle.)
Il est auteur et traducteur d’un grand nombre de textes progressistes et même anarchistes, Mais sa récente chronique, titrée «Un musellement de l’université?» (le point d’interrogation étant superflu mais en mode), va tellement à l’encontre des présents efforts visant à démanteler les systèmes d’oppression qu’elle demande des répliques. J’y vais de la mienne, reconnaissant qu’il y a d’autres qui ont déjà abordé plusieurs de ces sujets bien plus habilement que moi.
Pour une université où l’on pratique le démantèlement des systèmes d’oppression
Au fond, l’argumentaire de Normand Baillargeon est semblable à celui qu’on a souvent entendu des politiciens et médias de droite contre la grève étudiante qui a secoué le Québec il y a quatre ans: il y a un prix individuel à payer pour accéder à l’université, et celles et ceux qui ne sont pas prêt(e)s à le faire ne méritent pas d’y être. En plus, les étudiant(e)s qui s’organisent pour contrer cette injustice cherchent la voie facile.
Ça s’inscrit dans la même ligne de pensée méprisante et rétrograde qui les qualifie de «bébés gâté(e)s» – une ligne de pensée contre laquelle le chroniqueur aurait argumenté admirablement pendant la grève.
La différence, c’est qu’ici, lorsqu’on parle du prix à payer, on ne parle pas d’un prix financier mais émotionnel — un prix que plusieurs n’ont tout simplement pas les moyens de payer, ou qui en ont déjà assez payé juste pour arriver, rester, ou participer pleinement à l’université, voire pour survivre.
Pendant que certain(e)s ont les moyens d’être offensés de temps en temps — on pourrait même dire qu’il est bénéfique que certain(e)s soient offensé(e)s — d’autres l’ont déjà assez été, individuellement ou collectivement, merci beaucoup.
Et, bien sûr, les gens qui ne sont pas en mesure de payer le prix financier sont souvent les mêmes qui ne peuvent pas tolérer les exigences émotionnelles d’une institution injuste. Comme l’explique Tariq Khan, c’est parce que ces personnes sont non seulement offensées mais opprimées qu’il faut s’organiser pour du changement à l’université.
Baillargeon suggère que «débattre de toutes les idées» est la raison même pour laquelle cette institution existe. D’autres diraient autrement – qu’elle existe, par exemple, pour la transmission des connaissances ou pour produire des ressources humaines pour le marché du travail. Mais, d’accord, acceptons pour l’instant son propos de l’université comme lieu de débat. Sommes-nous condamnés à débattre à l’infini les mêmes questions d’une génération à l’autre, sans jamais avancer les choses? Les droits fondamentaux de personnes, en tant qu’individus ou groupes, sont-ils un sujet légitime de débat? Et – peut-être la question fondamentale – qui a le pouvoir de décider?
C’est cet élément critique qui manque si désespérément à la chronique de Baillargeon – critique dans le sens de questionner l’iniquité des structures de pouvoir.
Rappelons-nous que l’université a été créée pour, et continue aujourd’hui de privilégier, des gens bénéficiant d’une certaine collection de privilèges, comme Baillargeon et moi-même. On sait déjà que ce n’est pas les gens pauvres, mais il en va de même pour les autochtones et d’autres personnes racisées, les femmes, les personnes ayant des identités sexuelles et/ou de genre non traditionnelles, les gens vivant avec des difficultés physiques et/ou mentales (telles que la dépression et/ou les troubles de stress post-traumatique), les survivant(e)s d’oppressions de toutes les sortes…
Baillargeon parle du «musellement de l’université» comme si l’université était un monolithe, mais aujourd’hui toutes ces personnes réclament leur propre place au sein de cette institution et s’y présentent avec de différents intérêts, valeurs, et voix. Même si on ne leur fait pas de la place, à un moment donné elles devront la prendre – et justement.
Enfin, Baillargeon nous accuse d’être préoccupé(e)s par la «rectitude politique». Mais démanteler un par un les systèmes d’oppression, c’est rendre l’université – et la société entière – plus accessible, égalitaire et démocratique pour toutes et tous, et non seulement pour celles et ceux qui bénéficient des mêmes privilèges que lui et moi.
Un vocabulaire pas si nouveau que ça
Dans l’ère numérique, avec de puissants moteurs de recherche à notre disponibilité, il n’est pas difficile de trouver, au moins en anglais, des discussions plus justes et des exemples plus illustratifs des «nouvelles pratiques» que Normand Baillargeon tente de discréditer. Plusieurs de ces pratiques servent à réduire le fardeau de personnes opprimées, alors que certaines telles que les «microagressions» et l’«appropriation culturelle» viennent plutôt l’augmenter. Avec une meilleure compréhension du vocabulaire, on serait plus enclin à contester ses abus et mauvaises applications plutôt que le vocabulaire lui-même – en d’autres mots, moins à risque de commettre l’erreur de jeter le bébé avec l’eau du bain.
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Le concept de «microagressions» (ce qui prend deux G en anglais) n’est guère nouveau, datant d’au moins quatre décennies et ayant bénéficié d’un vaste traitement académique dans des recherches publiées dans plusieurs disciplines. Par exemple, une étude cite Chester Pierce, le psychiatre et professeur Noir de Harvard, d’avoir suggéré en 1974 que «ces dénigrements étaient la plus fondamentale des formes de racisme restantes depuis l’ère des droits civils». Par contre, il paraît que la pratique de microagresser elle-même date bien plus longtemps que ça.
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L’«appropriation culturelle» (cultural appropriation), elle non plus, n’est guère nouvelle. Cette pratique – que Baillargeon réduit malheureusement à «la rencontre des cultures» vers la fin de sa chronique – est abordée dans un article de Jezebel qui laisse la parole à plusieurs femmes universitaires et autochtones (le terme «amérindien» n’a jamais vraiment été le bon). L’une d’elles est Jessica Metcalfe, une Turtle Mountain Chippewa, qui laisse entendre que cette appropriation nuit à la capacité de son peuple «de vivre nos vies sans que des personnes étrangères déterminent notre sort ou définissent nos identités».
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De l’autre côté, il y a le concept d’«espace protégé» (safe space, ou bien encore safer space, comme safer sex, en reconnaissance du fait que les espaces, malgré nos efforts, ne sont jamais safe à 100%). Les premiers espaces protégés ont été créés dans la communauté gaie des années 1970, et l’Université McGill s’est jointe en 2004 aux universités ayant un programme safe space afin «d’améliorer l’acceptation et l’intégration des personnes de toutes orientations sexuelles et identités de genre». Bien sûr, l’idée a ensuite été répandue afin de s’en prendre à d’autres formes d’oppression et d’abus.
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Pour une discussion plus éclairée des «avertissements préventifs» (trigger warnings), on pourrait se tourner vers des gens comme Angela Shaw-Thornburg, survivante d’abus sexuel dans son enfance devenue professeure agrégée d’anglais à la South Carolina State University. Et au sujet de la liberté d’expression et la pratique de «ne pas donner de tribune» (no platform) – particulièrement pertinent après son application récente contre à la fois Marine Le Pen et Jean Charest – il y a des textes par Tariq Khan et Phil Dickens.