Évidemment, si la réponse à cette deuxième question – qui est plus générale que la première et ne l’implique pas forcément – était non, il faudrait abandonner l’idée de toute radicalisation des luttes syndicales. En effet, avec des fonds de pension placés en bourse, les travailleurs profitent du capital, par l’extraction de valeur actionnariale, souvent au détriment d’autres travailleurs (et parfois au détriment de l’environnement). Malgré cet accroc à la pureté de leurs agissements, un mouvement radical qui se passerait de ces personnes m’apparaitrait bien difficile à élargir.
À mesure que le filet social s’effrite, sous le néolibéralisme, c’est à chacun d’assurer sa propre sécurité, à coups de CELI, de REER ou d’investissements immobiliers. Ce n’est effectivement pas ma vision d’un monde idéal. Et c’est pourtant le monde dans lequel je vis.
Les personnes qui travaillent doivent-elles se sentir coupables de profiter d’un côté du capitalisme, alors qu’elles le subissent de l’autre? Je crois que non. Ce sont des gens qui veulent vivre décemment, comme tout le monde, dans certaines conditions sur lesquelles ils ne peuvent agir à court terme. Cela ne les empêche aucunement d’avoir des aspirations meilleures pour l’avenir. Mais les changements sociaux demandent du temps, de l’organisation et de la patience. Si l’idée du grand soir est certes romantique, elle ne correspond probablement pas à la réalité de bien des révolutions.
Maintenant, y a-t-il une proportion de nos revenus provenant de rentes du capital qui soit acceptable? Je trouve difficile d’établir une limite en termes absolus afin de classer une personne dans les profiteurs et une autre, dans les exploités. Cependant, il y a certainement une différence majeure entre une personne qui travaille pour obtenir des rentes du capital (un travailleur syndiqué qui place une partie de ses rentes dans des fonds de pension. Je ne parle pas ici de «profits» même si, théoriquement, les dividendes sont des parts de profits, parce que dans la pratique, les travailleurs n’exercent que peu de contrôle sur les moyens de production et, la plupart du temps, la gestion des portefeuilles est déléguée à des professionnels) et une personne qui n’a plus besoin de travailler tellement elle reçoit de rentes.
Il semblerait donc, en effet, que je me situe dans une classe socio-économique distincte de la plupart des gens avec qui je milite, et ce, même si je me mettais à travailler pour obtenir une reconnaissance sociale de mes activités. Malgré que je ne sois pas une capitaliste au sens propre (je ne suis pas propriétaire de moyens de production), je retire une part des surplus créés par la production. Depuis que j’ai hérité, mon rôle au sein du mouvement anticapitaliste aurait changé d’actrice à part entière à celui d’alliée et, comme pour les pro-féministes, il me faudrait donc renoncer à certains privilèges pour ne pas devenir une ennemie de classe.
Un homme qui renonce à ses privilèges, cependant, ne devient pas pour autant une femme. Il ne se fait pas dire soudainement sur les réseaux sociaux qu’il a du sable dans le vagin, n’est pas systématiquement présenté comme «le chum de» ou tout simplement ignoré lorsqu’il se retrouve en compagnie d’intellectuels parce qu’être cute, c’est suffisant, pas vraiment besoin de connaître son opinion…
Pour les classes socio-économiques, il en va autrement. Le choix d’abandonner mes propriétés pour retourner dans le camp des exploités m’apparaît être un faux choix. Je ne suis pas une martyre. Ce n’est pas ça la liberté, me mettre moi-même dans la merde et vivre la précarité avec les autres. J’ai cumulé assez de boulots sous-payés (je n’ai pas toujours été serveuse) et aliénants, en plus des propriétaires véreux, je n’ai pas vraiment envie de retourner là. Alors je pourrais, plus simplement, ne pas prendre la parole au sujet du travail. Je ne sais pas…
Il me semble difficile d’éviter de parler du travail si on est anticapitaliste. Surtout, comme je l’ai dit d’entrée de jeu dans mon texte, que je me sens moi aussi obligée de travailler. Peut-être est-ce un problème de santé mentale qui n’a rien à voir avec un phénomène systémique, me direz-vous, mais j’ai l’impression, au contraire, que ce sentiment rejoint les enjeux abordés dans d’autres de mes textes (j’essaye encore d’augmenter mon klout), notamment l’obligation pour les capitalistes d’être toujours plus productifs (texte sur les échanges de vêtements) et la série de trois sur la pression à la performance, même au-delà de la sphère du travail (textes sur la dépression, sur les psychostimulants et le yoga).
Un manque important à mon dernier texte (en plus de la maladresse de sa prémisse et l’ironie un peu manquée de sa conclusion), c’est de ne pas avoir abordé l’enjeu du productivisme, pourtant central au courant de la critique de la valeur (Postone, le groupe Krisis et bien d’autres). Si ces intellectuels s’embourbent dans des distinctions sémantiques, en référant au travail comme à la forme «historiquement spécifique» de l’activité productive sous le capitalisme, ce n’est pas seulement pour avoir l’air plus intelligents que les autres, en ne disant pas tout simplement «salariat», mais c’est aussi parce qu’il ne suffirait pas d’abolir le salaire ou la propriété privée des moyens de production pour qu’une activité productive ne soit plus aliénante.
La production à la chaîne en usine, sous le socialisme, continuerait d’aliéner au travailleur le fruit de ses efforts, en plus de ne pas être source de réalisation pour lui. Si on conserve la logique productiviste, selon les auteurs de la critique de valeur, on a affaire à un «capitalisme d’État» plutôt qu’à une réelle organisation socialiste. C’est aussi ce qui explique qu’on ait pu continuer de saccager la nature en URSS, une interprétation fort rassurante pour quiconque fonde son anticapitalisme sur des sensibilités écologistes.
Peut-être ne suis-je pas la personne la mieux placée pour souligner que de rompre avec la logique du productivisme impliquerait forcément aussi de rompre avec le travail dans la forme que nous connaissons actuellement. Pourtant, je trouve moi aussi dérangeante la réalité du marché du travail d’aujourd’hui. Peut-être (beaucoup) moins que d’autres, mais certainement pas «pas du tout». On pourrait faire l’analogie (vu que c’est le festival de la métaphore) avec la condition d’une belle femme dans une société obsédée par le culte de la beauté et qui se sent tout de même obligée d’améliorer sans cesse son image publique (un exemple tout à fait anodin). Encore faut-il avoir la décence de reconnaître ses privilèges et ne pas bâtir tout son capital social grâce à cette contradiction, comme en profitant de ne pas travailler pour bâtir toute une carrière médiatique sur la critique du travail.
Je n’ai pas l’impression d’être l’intellectuelle en surplomb des mouvements sociaux, qui tente d’expliquer à ses acteurs qu’elle a compris mieux qu’eux-mêmes comment ils devaient mener la lutte, ne serait-ce que parce que j’ai toujours du mal à m’identifier comme intellectuelle après quatre ans dans le monde des sciences sociales (le syndrome de l’imposteur, notamment chez les femmes, pourrait faire l’objet d’un futur billet) mais aussi parce que j’ai l’impression de prendre une part active aux mouvements sociaux. De toute façon, je ne suis pas une fanatique de la critique de la valeur qui essaye de l’enfoncer dans la gorge des anticapitalistes de la province. J’en reconnais certaines limites, notamment qu’elle puisse être paralysante pour les militants, car comment se bat-on contre une logique abstraite (ici celle du productivisme)? Je crois que si une abstraction peut en venir à dominer les capitalistes eux-mêmes, certaines personnes ont tout de même intérêt à ce qu’elle reste en place et font des efforts en ce sens. J’aurais pu faire partie de ces gens-là, mais heureusement ma personne ne se réduit pas à ma position socio-économique. Je ne suis pas qu’un privilège sur deux pattes et mes convictions, mes actions et mon rôle social ne sont pas entièrement déterminés par cela.
Que faire, alors, lorsqu’on est privilégiée, mais qu’on veut tout de même faire partie d’un mouvement social radical? Je crois que cette question, plusieurs personnes – privilégiées, à divers degrés, au point de vue socio-économique ou autre – se la posent et restent parfois paralysées politiquement, ne sachant plus comment s’assurer d’une impeccable légitimité de leurs actions et de leurs prises de position.