Bruxelles, 23 mars au soir. La déambulation fantomatique d’un homme seul qui traverse la place de la Bourse, comme écrasé par le flou des lumières urbaines. Ce cliché dénote avec l’horreur des images d’explosion et de blessés sous le choc de la veille, suivies inéluctablement de la bien-pensance de celles de foules en pleurs et d’enfants posant des fleurs ou allumant des bougies sur le mémorial en hommage aux disparus.
Au lendemain des attentats, le photographe Alexander Garrido Delgado a attendu qu’il fasse nuit pour suivre cet inconnu, utilisant un long temps de pause comme pour gommer ce qui saute aux yeux habituellement : «Cette vision noire, de solitude, c’était mon ressenti à ce moment. Je n’ai rien contre les « câlins gratuits », mais la situation est alarmante et il m’était impensable de traiter ce sujet comme quelque chose de faussement joyeux», raconte le membre de Krasnyi, un collectif qui réunit une quinzaine de photographes, vidéastes et rédacteurs engagés dans les mouvements sociaux.
Tant en cas de drame inopiné que dans leur couverture régulière des luttes sociales, le collectif Krasnyi revendique l’urgence d’être sur le terrain pour proposer un autre regard, subjectif et assumé. Reste que lors de grands rassemblements où les médias sont légion et où plus d’un manifestant sur deux a un téléphone intelligent dans sa poche, il n’est pas toujours aisé de se démarquer. «Aujourd’hui le photojournalisme ne veut plus dire grand-chose, et on se définit plutôt comme photographes documentaire. En tant que média alternatif, nos impératifs ne sont pas les mêmes que les médias traditionnels. Nous essayons de ne pas nous faire influencer par la surréactivité des réseaux sociaux, et de prendre le temps et la distance pour construire notre propre vision critique des choses», dit Jerôme Peraya, chargé de mission au sein d’Agir pour la paix et membre actif de Krasnyi.
Mais alors, comment rendre une photo sensationnelle sans virer dans le sensationnalisme? «Il n’y a pas de recette miracle, c’est d’abord une question de regard personnel, et ensuite de réflexes pour ne pas tomber dans le piège de la photo facile, poursuit Alexander Garrido Delgado. Quand on voit un agglutinement de photographes, on se dit que ce n’est sûrement pas là où l’on doit être! Lors d’émeutes par exemple, il est souvent moins intéressant de prendre le type qui jette une pierre, plutôt que de capter les regards des gens qui assistent à la scène».
Du bruit dans le vacarme
En pratique, le proverbe chinois qui implore «Reculez d’un pas et tout s’élargira» est rarement appliqué. Pour preuve, la fâcheuse tendance des médias nationaux et internationaux à s’emmêler dans la mêlée, confinés dans cette même place piétonnière du centre de Bruxelles depuis une dizaine de jours. Un article de l’hebdo belge le Vif/L’Express a recueilli des témoignages révélant la tyrannie de la chasse à l’image dans ce lieu de recueillement. Morceau choisi : «Un journaliste voulait une photo, l’autre demandait brusquement un témoignage. J’ai toujours répondu non poliment, mais le dernier m’a répondu « ça va, connasse?! Si tu veux pas être filmée, viens pas ici ».»
Plus sournoisement, on a pu lire dans les gros titres qu’une dizaine de jeunes avait perturbé la minute de silence à Anderlecht, une autre commune bruxelloise. Visiblement agacé, un employé communal a rectifié le tir sur les réseaux sociaux : «Ces faits se sont déroulés au moins une heure après la minute de silence. La presse attise les tensions, cherche le buzz, fout la merde et puis s’en va. Nous, en revanche, restons sur place et devons travailler avec le climat qu’elle cherche à instaurer. C’est juste ignoble.»
Le journaliste indépendant belge Olivier Bailly qui a minutieusement relevé ces faux pas de la profession commente : «Certes, beaucoup de choses sont et doivent être écrites avec sens et raison. Des récits d’empathie nous rassemblent. Comprendre est nécessaire. Indispensable. ,Mais parfois, notre métier, c’est aussi de prendre du recul, d’attendre. De ne pas ajouter du bruit sur le vacarme. De ne pas accepter le «direct» occupationnel, le devoir absolu de squatter l’écran. Écrire n’est pas toujours penser. Comment chercher si on doit constamment parler? Et si notre métier, parfois, c’était de nous taire?»
Indiscutablement, il y a des minutes de silence qui se perdent…