Au cours de cette visite de trois jours, les symboles étaient révélateurs. Obama était accompagné d’une importante délégation comptant dans ses rangs les secrétaires d’État à l’Agriculture et au Commerce et de nombreux PDG, dont ceux de Xerox et des hôtels Mariott. Le sous-texte est clair : la marche vers la démocratie va de pair avec celle du commerce international et favorise la paix entre les nations.

Rien de neuf sous le soleil. Dès le milieu du 18e siècle, Montesquieu élaborait la doctrine du «doux commerce». Dans De l’esprit des lois (1748), il prétendait que la dépendance mutuelle entre deux pays générée par leur commerce bilatéral les décourageait d’avoir un comportement belliqueux : «L’effet naturel du commerce est de porter à la paix. Deux nations qui négocient ensemble se rendent réciproquement dépendantes : si l’une a l’intérêt d’acheter, l’autre a intérêt de vendre; et toutes les unions sont fondées sur des besoins mutuels». À sa suite, les penseurs du libéralisme étendront le principe à l’institution de la démocratie. Bill Clinton a parfaitement résumé la thèse :

«Fair trade among free markets does more than simply enrich America; it enriches all partners to each transaction. It raises consumer demand for our products worldwide; encourages investment & growth; lifts people out of poverty & ignorance; increases understanding; and helps dispel long-held hatreds. That’s why we have worked so hard to help build free-market institutions in Eastern Europe, Russia, and the former Soviet republics. That’s why we have supported commercial liberalization in China – the world’s fastest-growing market. Just as democracy helps make the world safe for commerce, commerce helps make the world safe for democracy. It’s a two-way street.» (Between Hope and History, New York, Random House, 1996, p. 36).

Autant dire que le commerce international amène les peuples au paradis sur Terre. Cette rhétorique a été utilisée par les politiciens depuis des lustres pour justifier les liens commerciaux de leurs pays avec les régimes les moins fréquentables de la planète. À titre d’exemple, le ministre des Affaires étrangères du Canada, Stéphane Dion, défendait en janvier dernier la vente de véhicules blindés canadiens à l’Arabie saoudite, qui venait tout juste d’exécuter sauvagement 47 prisonniers, par la nécessité d’entretenir des relations commerciales avec des pays «dont on aime pas forcément les régimes», parce qu’en commerçant avec eux, on a une chance d’influencer leur politique intérieure, situation impossible dans le cas contraire.

Autant dire que le commerce international amène les peuples au paradis sur Terre. Cette rhétorique a été utilisée par les politiciens depuis des lustres pour justifier les liens commerciaux de leurs pays avec les régimes les moins fréquentables de la planète.

Les études empiriques tendent à démontrer que le commerce international va effectivement de pair avec l’émergence de démocraties libérales. En revanche, il est difficile, voire impossible, de démontrer un lien causal fort entre les deux phénomènes; cum hoc ergo propter hoc. De plus, à court terme, la corrélation ne se vérifie pas. Les contre-exemples historiques abondent. Les liens économiques étroits entre les pays européens au début du 20e siècle n’ont pas empêché la boucherie de la Première Guerre mondiale – quoi que montait depuis la fin du 19e une rivalité économique entre l’Angleterre et l’Allemagne, cette dernière ayant doublé la première dans la quantité d’acier produite, qui allait être essentielle à l’armement. L’intensité du commerce international entre les pays occidentaux et la Chine n’a pas amené la vie démocratique ni favorisé la liberté de presse dans l’Empire du Milieu. Il y a maintenant plus de trois décennies que les pays industrialisés commercent intensivement avec la Chine, devenue l’atelier du monde; pourtant, le développement des droits humains et la liberté d’expression n’ont que très peu progressé depuis. Le court terme commence à être long longtemps.

Le réchauffement des relations diplomatiques entre les États-Unis et Cuba ne vise pas tant favoriser le renversement du régime castriste – qui pourrait de toute manière s’effondrer à la mort des frères Castro – que de favoriser le commerce entre les deux pays.

Il ne faut donc pas s’y méprendre. Le réchauffement des relations diplomatiques entre les États-Unis et Cuba ne vise pas tant favoriser le renversement du régime castriste – qui pourrait de toute manière s’effondrer à la mort des frères Castro – que de favoriser le commerce entre les deux pays. D’ailleurs, comme le fait remarquer le professeur d’études latino-américaines Ted A. Henken, à peu près tous les pays du monde, sauf les États-Unis, entretiennent des relations commerciales avec Cuba depuis toujours (à commencer par le Canada), ce qui n’y a pas favorisé de réformes démocratiques.

De fait, à peu près au même moment où Obama effectuait cette visite historique, le géant de l’hôtellerie états-unienne Starwood annonçait d’importants investissements à Cuba. Le commerce à Cuba sera effectivement doux. Pour les multinationales états-uniennes. Pour les Cubains, rien n’est moins certain.


Sur mes rayons

L’histoire est riche d’enseignements sur les interactions entretenues entre les États et le développement économique au cours des âges. La croissance et l’enrichissement économiques est chose récente – ils ont émergé lentement à partir du 16e siècle pour s’accélérer avec la Révolution industrielle au début du 19e. Alors que pendant près d’un millénaire précédant la «découverte» européenne de l’Asie et des Amériques le niveau de vie de la plupart des humains stagnait, mais était plutôt égal, la montée du capitalisme a créé autant l’enrichissement que l’appauvrissement relatif sur la planète. L’historien émérite de l’économie Robert C. Allen retrace les grandes étapes de l’histoire économique mondiale dans sa magistrale Brève histoire de l’économie mondiale (Boréal, 161 p., 19,95 $), ouvrage récemment paru, mais qui n’a pas reçu la couverture médiatique qu’il mérite. En moins de 150 pages excluant l’appareil de référence, il présente l’état de la recherche en histoire économique, dans une langue limpide et en se fondant sur une documentation factuelle précise et pertinente. Probablement la meilleure et la plus accessible introduction à l’histoire de l’économie publiée à ce jour.

Citation choisie : «Mais si les économistes ont célébré la supériorité des institutions anglaises, les historiens se sont penchés sur le fonctionnement de la monarchie absolue et du despotisme oriental. Ils ont généralement montré que ces régimes ont favorisé la paix, l’ordre et le bon gouvernement. Que le commerce, en conséquence, a prospéré, que la spécialisation régionale s’est accrue, que les villes se sont étendues.» (p. 25)