Le droit reproduit les hiérarchies et hiérarchise les droits. En droit civil, il utilise le modèle de «personne raisonnable», une représentation de la personne humaine à laquelle nous devrions nous identifier afin de nous conduire dans les limites fixées par la loi. Par exemple, il y a faute civile lorsqu’un.e individu s’écarte du comportement qu’aurait tenu dans les circonstances «la personne raisonnable normalement prudente et diligente» . Inutile de dire qu’à ce jour, je n’ai jamais rencontré cette fameuse personne raisonnable. Notons que jusqu’à très récemment ce modèle était celui du «bon père de famille», ce qui n’est pas très rassurant, me direz-vous. Bref, le droit est un instrument qui crée ce que l’on perçoit comme la norme et qui possède ses propres codes. Il ne fait pas suffisamment appel aux sciences sociales pour mieux comprendre les personnes qu’il régule. Puisque, quoiqu’en dise la «personne raisonnable», le droit régit avant tout des personnes qui ont des comportements et des situations socioéconomiques complètement différentes.

Bref, le droit est un instrument qui crée ce que l’on perçoit comme la norme et qui possède ses propres codes. Il ne fait pas suffisamment appel aux sciences sociales pour mieux comprendre les personnes qu’il régule.

Il y a aussi un autre problème.

Quoiqu’on pense de notre système de justice, il est particulièrement urgent de promouvoir et militer pour un accès à une information juridique claire pour toutes et tous. Le droit est extrêmement opaque – même pour les juristes! – et la plupart des personnes ne sont pas adéquatement informées de leurs droits et obligations. Ce qui profite à ceux et celles qui ont les moyens de l’être. C’est d’ailleurs pourquoi certaines organisations comme l’Association des juristes progressistes veulent donner des formations dans les cégeps sur certaines notions essentielles du droit (travail, logement, droits et libertés).

Or, ce manque d’accès à l’information, conjugué au message sensationnaliste de certains médias est particulièrement pernicieux pour l’auditoire. Ces médias propagent l’information en omettant certaines notions explicatives pourtant cruciales. J’estime donc qu’avant de convaincre ce lectorat que le mythe de la victime «parfaite» persiste dans le traitement judiciaire des plaintes pour agressions sexuelles, par exemple, il faudrait peut-être que nous présentions une information plus transparente sur l’état du droit.

Non seulement certains stéréotypes persistent face aux plaignantes pour agressions sexuelles, mais le fait que la présomption d’innocence soit mal comprise à la base y contribue.

L’affaire Ghomeshi en est un exemple éloquent. Lorsque le verdict de non culpabilité a été prononcé, il fut troublant de voir à quelle vitesse le fait que la Couronne n’ait pas réussi à prouver hors de tout doute raisonnable les éléments essentiels de l’infraction a éclos en un véritable backlash. Dans l’esprit de certain.e.s, le verdict signifierait que les plaignantes pour agression sexuelle mentent et devraient être poursuivies en diffamation. Je ne pense pas que cela soit anodin. Non seulement certains stéréotypes persistent face aux plaignantes pour agressions sexuelles, mais le fait que la présomption d’innocence soit mal comprise à la base y contribue. Cette présomption s’applique au niveau du procès criminel et protège l’accusé.e du pouvoir coercitif de l’État. Pas avant, ni ailleurs. Appliquer la présomption d’innocence aux accusations, par exemple, se traduirait en une absence d’acte d’accusation et donc de procès. Inutile de dire qu’elle ne s’applique pas non plus à la réception des plaintes par la police. Cette étendue artificielle de la présomption d’innocence, tant invoquée par certain.e.s, ferait en sorte que la police pourrait refuser de recevoir une plainte au nom de la présomption d’innocence! Il y a également un droit fondamental à ne pas s’auto-incriminer face à l’État, qui fait qu’on ne peut contraindre l’accusé.e à témoigner. Ce qui explique, en l’occurrence, pourquoi Ghomeshi n’a pas été obligé à se présenter à la barre des témoins.

Lors du procès criminel, le jury doit donc acquitter l’accusé.e s’il n’est pas convaincu hors de tout doute raisonnable de sa culpabilité. Ce qui n’équivaut pas à croire sur parole sa version des faits. Évidemment, si c’est le cas, l’accusé.e doit être acquitté.e. Mais dans le cas contraire, si malgré cette absence de crédibilité, il subsiste un doute quant à la culpabilité de l’accusé.e, on doit l’acquitter. Dans les procès pour agressions sexuelles, l’évaluation de la crédibilité et de la fiabilité de la plaignante (ou du plaignant) est déterminante pour l’issue du procès, ce qui peut soulever des questions complexes pour les juristes progressistes et féministes. Il est nécessaire de reconnaître la difficulté de ces procès pour les survivantes, pour qui le processus judiciaire peut être douloureux et dont les expériences sont trop souvent banalisées, tout en assurant une défense pleine et entière à l’accusé.e.

En ce sens, ce n’est pas le verdict de non culpabilité per se que je trouve déplorable. À la lumière de la preuve, je ne crois pas que le juge aurait pu déclarer Ghomeshi non-coupable. Le juge explique qu’en raison du fardeau de preuve qui repose sur la Couronne en droit criminel, on ne peut appliquer une fausse présomption à l’effet que les plaignantes disent toujours la vérité et qu’il faut étudier chaque cas à la lumière de ses circonstances particulières. Il affirme néanmoins que l’on ne doit pas avoir une idée préconçue de comment les victimes réagissent à leur agression. Or, les témoignages des plaignantes, présentant certaines contradictions, laissent subsister un doute raisonnable. Le juge rappelle que même ce raisonnement ne revient pas à affirmer que les évènements en litige ne sont pas arrivés, mais simplement que le fardeau de preuve ne permet pas de mener à une déclaration de culpabilité . Le problème, donc, c’est plutôt que la Couronne a mal encadré la présentation de sa preuve. Elle n’a visiblement pas créé un lien de confiance avec les témoins et a manqué l’occasion de produire une expertise pour tenter d’expliquer que les survivantes peuvent réagir de différentes manières après leurs agressions. Que de recontacter la personne qui les a agressées après l’évènement peut être une façon de normaliser et de gérer leurs agressions. Ce qui est déplorable, c’est d’entendre certain.e.s affirmer que les rares femmes qui osent entamer un processus judiciaire devraient être poursuivies en diffamation si elles ont le malheur de perdre leur cause.

Le problème, donc, c’est plutôt que la Couronne a mal encadré la présentation de sa preuve.

En somme, lorsque les médias nous informent de l’issue de procès criminels si médiatisés, ils pourraient également informer leur lectorat de notions importantes à sa compréhension telles que le fardeau de preuve en droit criminel, les éléments essentiels de l’infraction et quelques faits saillants sur les agressions sexuelles. Mais tout ceci est, évidemment, moins bien vendeur.