Richard Martineau a profité des attentats de Bruxelles pour replonger en apoplexie sur les réseaux sociaux et reprendre ses déclarations de la veille dans sa chronique du lendemain. De son côté, Mathieu Bock-Côté cherchait encore à se positionner comme l’intellectuel public au service de la Nation et de la grande civilisation occidentale, dont l’Histoire se souviendra qu’il appela le bon peuple aux baïonnettes face à l’ennemi désigné. Son texte «On ne déclare pas la paix, on déclare la guerre» se lit comme une véritable fable à la gloire des guerres passées qui auraient su préserver notre civilisation contre la barbarie, entrecoupée de raccourcis et d’élans de prose pseudo-churchillienne quand il ne réduit pas les critiques à un joyeuse bande de pacifistes naïfs.
Au fil de ces interventions typiques de l’ère de l’opinion-minute, ils succombent (peut-être involontairement, sait-on jamais) tant à la propagande militariste occidentale qui présente l’islamisme comme la plus grande menace à sa survie qu’à celle des barbares de Daech, qui cherche à leurrer l’Occident dans le sable de la Syrie et de l’Irak pour assouvir un fantasme apocalyptique tiré d’une vision hérétique de l’Islam et à cultiver la haine des Occidentaux pour les musulmans pour mousser leur recrutement.
Le jeu des deux erreurs
Daech nous a déclaré la guerre, nous devons répondre par les armes, disent-ils. Ce faisant, ils commettent deux erreurs.
La première est d’omettre une vérité qui dérange : nous sommes déjà en guerre de manière ininterrompue depuis près de 15 ans. Cette nébuleuse «guerre mondiale au terrorisme» démarrée sous la présidence de George W. Bush a, depuis ses débuts, meublé l’histoire récente avec les débâcles militaires en Afghanistan et en Irak. Cette dernière, basée sur un tissu de mensonges, a d’ailleurs permis l’émergence de Daech. Elle a servi de prétexte au liberticide Patriot Act américain ainsi qu’à ses équivalents ailleurs, la loi C-51 canadienne et l’inscription de l’état d’urgence à la Constitution française. Sous prétexte de combattre le djihadisme, elle l’a exacerbé en créant les conditions propices au recrutement de Daech, passé maître dans l’art de la propagande. Elle engendre la méfiance et la haine de l’autre. Une «guerre» qui, sans objectif clair ni stratégie de sortie, n’est devenue qu’un gigantesque programme de stimulus pour l’industrie de la défense et de la sécurité et, plus récemment, une machine à mousser la popularité des politiciens de la droite populiste qui proposent des fausses solutions simples à des problèmes réellement complexes.
La deuxième, c’est d’alimenter la peur en véhiculant le discours selon lequel le terrorisme, islamique de surcroit, est en progression et constitue une menace existentielle pour l’Occident. Dans un entretien accordé au média Embassy Times, qui couvre les coulisses du pouvoir fédéral, le lieutenant-général à la retraite Michael Day, qui a commandé les forces spéciales canadiennes, rejette cette idée qu’il considère «hyperbolique» et relevant de la «culture de la peur». Des propos qui possèdent un certain poids, venant d’un homme qui s’est trouvé durant la majeure partie de sa carrière militaire parmi les décideurs stratégiques en matière de lutte au terrorisme. Son de cloche comparable du côté de Ben Griffin, un ex-soldat des forces spéciales britanniques qui, écoeuré par le constat que les missions qu’on lui confiait n’avaient rien à voir avec la conduite d’une guerre juste et ressemblaient plutôt à celles d’une police secrète au service d’un agenda difficile à identifier, a choisi de déserter.
S’ils veulent trouver une menace existentielle, qu’ils se tournent du côté du changement climatique, des dérives industrielles et technologiques ou encore, plus globalement, vers l’apathie, la cupidité et l’hyper-individualisme si valorisés au cours des trente dernières années et qui polluent nos sociétés et qui engendrent les menaces nommées plus haut.
Examen de conscience nécessaire
On ne peut évoquer et condamner les crimes contre l’Humanité des terroristes sans examen de conscience. Quand Daech revendique des attentats qui ont tué des dizaines de civils innocents en Belgique, on agite instantanément du sabre et on condamne la «mollesse» de nos dirigeants devant «une menace à notre civilisation». Quand un véritable «califat» émerge au Moyen-Orient, dont les dirigeants appellent au nettoyage ethnique des Kurdes (Turquie), écrasent des révoltes légitimes (Bahreïn) et financent le terrorisme qu’ils font semblant de combattre (Arabie Saoudite), on leur donne des médailles et on leur vend des armes. On pactise avec le diable dans de nombreux pays en achetant des régimes afin de mettre la main sur les ressources naturelles qui, logiquement, devraient profiter au peuple.
Quand Daech décapite les condamnés de sa brutale conception de la justice, on évoque le devoir interventionniste de nous lancer dans une énième «guerre de libération». Quand l’Arabie saoudite fait de même, nous justifions nos relations diplomatiques cordiales avec le royaume au nom du Realpolitik. Quand Daech mène des exactions contre sa population civile et les minorités religieuses, nous crions (avec justesse) au crime contre l’Humanité. Quand le régime du président turc Recep Tayyip Erdogan, membre de l’OTAN, mène une campagne de répression massive contre les Kurdes, nous haussons les épaules.
Voilà ce qu’est devenu l’Occident aux yeux de millions de gens de par le monde – un complice des crimes commis par les régimes qui les écrasent, quand il n’en est pas l’instigateur. En réponse, les commentateurs et les politiciens qu’ils singent offrent une solution qui prend racine dans les concepts de guerre préventive et d’interventionnisme «humanitaire». Il est grotesque de voir les commentateurs-faucons occulter complètement ce volet sombre de notre histoire pour mousser leur discours.
Dans mon essai Un Canada errant sur le sentier de la guerre, je parle de ces personnages médiatiques qui participent à la montée du militarisme sans trop questionner les prétextes et les arguments dont se servent les dirigeants pour nous la vendre et sans se rendre compte que la guerre, plus que jamais, est davantage une entreprise commerciale aussi profitable que meurtrière. L’acceptation de la guerre comme finalité relève de la propagande – quand il a déclenché l’opération militaire canadienne en Irak, Stephen Harper s’est servi du fallacieux argument selon lequel bombarder l’État islamique rendait le Canada sécuritaire. Une affirmation qui ne passe ni l’épreuve des faits ni une simple analyse stratégique, mais que plusieurs chroniqueurs à droite ont gobé comme un poisson attrape un ver au bout d’un hameçon.
Pour reprendre la pensée du général américain Dwight Eisenhower, la guerre doit représenter l’ultime recours et on doit collectivement se méfier de ceux et celles qui en font la promotion, qu’ils soient politiciens ou personnalités médiatiques, Occidentaux ou non. Et pour reprendre celle d’un autre général américain, Smedley Butler, la guerre ne devrait non seulement devenir non-profitable, mais elle être ne devrait être décidée que par ceux et celles qui la vivront.
Mathieu Bock-Côté veut moins d’immigration? Qu’il se serve alors de sa tribune pour demander que cessent les politiques qui déstabilisent le Moyen-Orient et déplacent des millions de gens. Richard Martineau veut moins de paroles, plus d’action et qu’on nomme «le vrai problème»? Qu’il prenne la sienne pour dénoncer l’hypocrisie d’alliances politiques avec des criminels et les ventes d’armes à des bourreaux qui, ironiquement, sont les pushers idéologiques de Daech. S’ils veulent «sauver l’Occident», qu’ils réalisent que son pire ennemi est sa propre corruption.
On éteint un feu à sa base et non en visant les flammes.
Les va-t-en-guerre n’ont toutefois pas tort sur un point : l’ennemi existe bel et bien. Il n’est simplement pas celui qu’on croit. Pour le reste, ils devraient méditer sur l’ironie d’évoquer la naïveté de leurs critiques.