Élu à la présidence de la Turquie en 2014, Recep Tayyip Erdogan et son régime autoritaire se comportent de plus en plus comme les dirigeants d’un véritable État-voyou dont les ambitions néo-ottomanes se révèlent peu à peu au grand jour. Malgré qu’elle soit membre de l’OTAN et qu’elle reste une candidate perpétuelle à l’Union européenne, la Turquie se rapproche de plus en plus de l’Arabie saoudite en tant qu’alliée privilégiée dans la région, un partenariat qui prend des allures de prétention au califat alors que la pétrodictature songe à envoyer des troupes en Syrie via la Turquie. En février dernier, la chaîne de télévision Al-Arabiya confirmait que le régime de Riyad avait envoyé des avions de combat en Turquie, stationnés sur la base aérienne de Incirlik près de la frontière syrienne.
Une telle alliance n’augure rien de bon pour les populations civiles locales et les minorités ethniques et religieuses, qui feront encore une fois les frais de sanglantes batailles, de nouveaux chapitres de la guerre sans fin dans laquelle le monde est actuellement plongé.
Bye-bye, Sykes-Picot
La guerre qui déchire actuellement le Moyen-Orient signera vraisemblablement, au cours des prochaines années, l’arrêt de mort des frontières actuelles, largement définies par l’accord Sykes-Picot, ratifié en mai 1916 et négocié en secret par des émissaires britannique et français, Mark Sykes et François-Georges Picot. Cet accord demeure un fort symbole du colonialisme européen dans la région, un traité qui avait permis aux puissances européennes de se partager les ruines de l’Empire ottoman, qui allait être aboli sept ans plus tard par le père de la Turquie moderne, Mustafa Kemal Atatürk.
À moyen terme, le morcèlement continuel de la Syrie se poursuivra, même si la Russie parvient à solidifier le régime de Bachar al-Assad, que ce soit par la voie de la diplomatie ou celle des armes. Le soutien occidental en armes et en argent aux milices peshmerga irakiennes et YPG syriens donneront à ceux-ci un plus grand rapport de force dans leur lutte de libération nationale. Entre la Russie qui favorise le rétablissement du régime alaouite d’al-Assad et l’Occident qui, en plus d’appuyer les Kurdes, ennemis jurés d’Ankara, réintègre l’Iran chiite dans le giron diplomatique, comment les pétro-royaumes arabes et la Turquie, tous sunnites, ne verraient-ils pas intérêt à consolider leurs relations?
L’ambition saoudienne en Syrie ne relève donc aucunement d’une volonté de combattre l’État islamique et al-Qaïda, malgré les apparences. Il faut plutôt y voir une nouvelle phase dans l’éternel conflit qui oppose musulmans sunnites et chiites. Le rapprochement entre l’Iran et l’Occident ne fait certes pas l’affaire des Saoudiens, surtout que l’Iran défie le consensus de l’OPEP en refusant de réduire sa production de pétrole alors qu’elle cherche à profiter du réchauffement diplomatique avec l’Occident pour rattraper des années d’embargo sur son pétrole.
Comment ne pas y voir l’émergence d’un réel « califat » avec une Turquie qui, sous Erdogan, perd son caractère essentiellement laïc et s’affaire davantage à détruire l’opposition kurde que l’État islamique, et qui a même soutenue ce dernier clandestinement en lui ouvrant ses frontières et ses hôpitaux?
Hypocrisie meurtrière, Occident responsable
Pendant que se poursuit ce vaudeville politique, les populations civiles demeurent les dindons de la farce et, prises en feu croisé, continuent de mourir ou de fuir leurs foyers – le Haut Commissariat aux réfugiés des Nations-Unies compte près de 4,8 millions de Syriens déplacés. Les différentes agences ne s’entendent pas sur le nombre de victimes en Syrie, mais entre l’estimation onusienne de 250 000 morts et celle de l’Observatoire syrien des droits de la personne qui porte le chiffre à près de 370 000, nous nous trouvons en face d’un crime contre l’Humanité duquel les vrais responsables ne répondront probablement jamais.
Quant à l’Arabie saoudite, rien ne la distingue réellement de l’État islamique. On y exécute autant les homosexuels que les apostats, et les femmes y demeurent des citoyennes de troisième zone. On lui accorde néanmoins suffisamment de légitimité politique pour la laisser siéger aux Nations-Unies, notamment sur un panel à la Commission des droits de la personne. La France considère même de bon ton d’octroyer la Légion d’honneur – en catimini – au prince héritier Mohammed Ben Nayef, ministre saoudien de l’Intérieur, alors que les cadavres des victimes des attentats du 13 novembre 2015 ont à peine eu le temps de refroidir. À quel point est-il nécessaire de rappeler que le wahhabisme saoudien sert de base idéologique et pseudo-religieuse à l’ennemi désigné que représente l’État islamique?
Le royaume mène également une autre guerre au Yémen contre les milices houthies, soutenues par son ennemi iranien. Ses frappes aériennes sur des cibles civiles comme des marchés publics ont fait des milliers de morts depuis l’année dernière, dans l’indifférence la plus complète de la part de ses alliés occidentaux, qui fournissent les armes qui rendent possibles ces crimes de guerre commis au grand jour. L’aviation saoudienne est équipée d’avions de chasse américains, qui larguent des bombes de fabrication américaine. La Garde nationale saoudienne roule en véhicules blindés construits au Canada. En Syrie, Les États-Unis ont financé et armé à coups de centaines de millions de dollars des «rebelles modérés» anti-Assad qui, après quelques tapes dans le dos de la part d’un John McCain trop heureux de leur rendre visite, se sont révélés être des branches plus ou moins affiliées à al-Qaïda. Des compagnies de mercenaires comme Academi et Dyncorp opèrent clandestinement au Yémen aux côtés des Saoudiens. Le Parti des travailleurs kurdes figure sur les listes d’organisations terroristes un peu partout en Occident, alors que ses combattants bataillent côte à côte avec les autres milices kurdes «non-terroristes».
Mais comme le veut l’adage, «l’ennemi de mon ennemi est mon ami», n’est-ce pas?
Dans les années 1990, l’éclatement de la Yougoslavie a plongé les Balkans dans une spirale de violence meurtrière et de nettoyage ethnique. Un tel scénario au Moyen-Orient, bien qu’encore hypothétique, n’en est pas moins impossible.
Et dans ce grand casino boursier où les marchands d’armes et les compagnies militaires privées misent et placent pernicieusement leurs jetons, les mêmes gros joueurs remporteront encore la cagnotte.
Et les mêmes petits vont perdre.