Comme il s’agit d’une ressource gouvernementale, on s’attend à ce que son contenu soit le reflet d’une grande rigueur intellectuelle. Contrairement aux ouvrages de référence, comme le Multidictionnaire de la langue française, qui n’ont pas d’approbation à obtenir de qui que ce soit et qui peuvent, donc, publier n’importe quelles absurdités (comme dire que mouche à feu est un anglicisme, alors que ça fait plus de vingt ans qu’on a démontré que ce n’était pas le cas), la BDL, issue de l’OQLF, représente la vision officielle (c’est le cas de le dire) en matière de langue, et se doit donc d’être à la hauteur de ce rôle de représentation.
Et pourtant.
Pourtant, cette rigueur manque à l’appel, dans bien des cas. Je ne peux évidemment pas faire ici une analyse exhaustive de toute la base, je prendrai donc deux exemples qui sont, à mon avis, très représentatifs.
1) Le traitement des anglicismes
Un des rôles de l’OQLF est de donner des équivalents français aux mots anglais. Rien de nouveau sous le soleil, c’est comme ça depuis sa création. Je trouve certes que la BDL a l’anglicisme facile et que les jugements à ce sujet sont faits avec beaucoup moins de rigueur que dans le GDT, mais ce n’est pas de ça que je veux parler. Ce qui m’intéresse ici, c’est la manière dont on définit le rôle de la BDL quant aux anglicismes et, ensuite, la manière dont on outrepasse ce rôle sans vergogne.
Le rôle, donc, est défini comme suit :
L’Office québécois de la langue française, en vertu de la mission de francisation qui lui est dévolue par la Charte de la langue française, tente de promouvoir le développement et l’enrichissement du français; il ne saurait par conséquent considérer tous les emprunts à l’anglais comme autant de formes d’enrichissement linguistique. C’est pourquoi la BDL propose des solutions de rechange aux anglicismes susceptibles de poser problème aux usagers de la langue française.
Décortiquons un peu la dernière phrase. La BDL PROPOSE des SOLUTIONS DE RECHANGE aux anglicismes SUSCEPTIBLES de poser problème aux usagers de la langue française. Une proposition, ce n’est pas une obligation. Une solution de rechange, c’est une solution mise à notre disposition au cas où la première nous ferait défaut. C’est une sorte de plan B. Quelque chose qui est susceptible de poser problème ne pose pas nécessairement problème. Il n’y a qu’un potentiel. C’est donc dire qu’ici, la BDL est présentée comme un outil qui offre, à ceux qui en auraient besoin, d’autres possibilités que les anglicismes. Il n’y a rien de prescriptif dans ce texte, et la première fois que je l’ai lu, je m’en suis réjouie. Cela donne une liberté au locuteur qu’on voit rarement dans les ouvrages de référence.
Mais j’ai vite déchanté. Car cette liberté n’est que façade. Car les mots proposés pour remplacer les anglicismes dans les fiches de la BDL ne sont pas des solutions de rechange, ce sont des prescriptions pures et simples. Prenons l’exemple du mot alternative, qui, dans le sens de «possibilité», est condamné :
[…] en anglais, alternative désigne chacune des possibilités parmi lesquelles on peut choisir, tandis qu’en français alternative désigne un ensemble de deux solutions. On se trouve donc devant une alternative lorsqu’on doit choisir entre deux possibilités qui mènent à des aboutissements différents. […] En résumé, on n’emploiera pas alternative pour désigner chacune des possibilités offertes à quelqu’un, le terme n’étant pas synonyme de choix, solution, possibilité, etc. Toujours employé au singulier, il peut être remplacé, dans d’autres contextes, par solution de rechange, solution de remplacement ou parti.
Oui, je l’admets, c’est volontairement que j’ai utilisé comme exemple la fiche où l’expression solution de rechange était définie. Parce que c’est cela que la BDL dit faire avec les anglicismes. Présenter un ensemble de possibilités parmi lesquelles on peut choisir. C’est, du moins, ce qu’elle-même donne comme définition à solution de rechange. Pourtant, lorsqu’on lit «on n’emploiera pas alternative pour désigner […]» et «le terme n’étant pas synonyme de […]», c’est bel et bien un arrêt prescriptif qu’on lit, pas une proposition de solution dans le cas d’un éventuel problème.
Comprenons bien. Je ne parle pas du fait qu’alternative soit condamné (je pourrais, mais je ne le ferai pas ici). Je parle du fait que sur un site émanant de l’organisme officiel responsable des questions langagières, on trouve des exemples où non seulement les mots ne sont pas utilisés comme ils sont définis, mais où les rôles prédéfinis ne sont pas respectés.
2) L’existence des expressions
C’est un discours très répandu dans la population. Lorsqu’on cherche un mot dans le dictionnaire et qu’on ne le trouve pas, on a le réflexe de dire que ce mot n’existe pas. Sans s’interroger sur le profond illogisme de cette assertion. Car si ce mot n’existe pas, pourquoi a-t-on besoin de le chercher? Si ce mot n’existe pas, comment se fait-il qu’on l’emploie? Les Québécois sont-ils à ce point mauvais en français que lorsqu’ils s’expriment, ils disent des mots qui n’existent pas!? Cette attitude, cependant, est compréhensible lorsqu’on la trouve chez le locuteur lambda. Il s’est tellement fait laver le cerveau sur les «vrais mots» et les «bons mots» qu’il en vient à penser que ses mots à lui n’existent pas.
Mais venant de spécialistes de la langue, cette attitude est tout à fait inacceptable. Pourtant, on la trouve dans la fiche du mot endos de la BDL :
Le terme endos appartient au vocabulaire du commerce et signifie «mention inscrite au dos d’un effet de commerce (par exemple un chèque, un billet à ordre ou une lettre de change)». […] Le mot endos n’est donc pas synonyme de verso ou de dos, et l’expression à l’endos de n’existe tout simplement pas.
Prenons quelques secondes pour digérer ça. «L’expression à l’endos de n’existe tout simplement pas». Rien de moins. Cette expression n’existe pas. Elle N’EXISTE PAS. N’essaie pas de la dire, locuteur. Tu en seras incapable. Elle n’existe pas. Et c’est parce qu’elle n’existe pas qu’on trouve pertinent d’y consacrer une fiche dans la BDL. Et c’est parce qu’elle n’existe pas qu’on doit absolument dire qu’elle n’est pas synonyme de au verso de ou au dos de. Hum.
Je répète encore une fois, pour couper l’herbe sous le pied de mes détracteurs qui ont déjà commencé à hyperventiler parce qu’ils pensent que je dis que la BDL ne remplit pas bien son rôle lorsqu’elle condamne alternative et à l’endos de : ce n’est pas ça du tout que je fais. Ces expressions ne sont pas acceptées en registre soigné, alors il faut bien que les gens dont le travail est de s’assurer que les textes suivent les règles du registre soigné puissent avoir des ressources pour connaître ces règles. Ce contre quoi j’en ai, c’est la manière dont c’est présenté. On prétend faire bonne figure en offrant des solutions de rechange, alors qu’on fait carrément des prescriptions (et ça devrait être des prescriptions, en fait, mais on devrait préciser le contexte de ces prescriptions, un peu comme dans certaines fiches du GDT, qui ne condamne pas systématiquement les mots familiers), et on énonce des absurdités au sujet de la non-existence des expressions.
Ces erreurs, car c’en sont, ne devraient pas être tolérées dans un outil de référence issu d’un organisme gouvernemental responsable de la «promotion et de l’enrichissement du français». C’est peut-être le cordonnier qui est le plus mal chaussé, mais il est quand même capable de fabriquer des souliers dans le sens du monde.