B.R. : Vous tentez de sortir des sentiers battus la réflexion concernant la radicalisation se revendiquant de l’islamisme en invitant à écouter davantage les voix de philosophes issus d’univers musulmans contemporains. Qu’est-ce qui explique selon vous que ces penseurs soient trop peu entendus? Globalement, que peuvent-ils amener d’éclairant et de constructif dans notre compréhension de ces phénomènes?

A.M.-B. : Quand la radicalisation violente concerne de jeunes adultes revendiquant leur appartenance à l’islam, il est en effet essentiel d’être à l’écoute des philosophes spécialistes de la pensée musulmane et évoluant dans le monde musulman. Ils doivent non seulement être écoutés, mais aussi enseignés dans nos collèges et universités occidentales. Depuis au moins 2500 ans, si l’on se contente de prendre comme point de départ les présocratiques, les philosophes sont ceux et celles qui sont appelés à jouer un rôle central quand il s’agit de mieux comprendre le monde qui s’empêtre dans une impasse à peu près totale.

Malheureusement, si les philosophes de la pensée musulmane sont pris très au sérieux dans le monde arabophone, à travers leurs publications tout comme par leurs nombreuses interventions médiatiques, ils sont à peu près inconnus en Occident, en Afrique et en Asie. Une raison majeure est le manque criant de traduction. Pour des philosophes francophones comme Mohammed Arkoun, le problème ne se pose pas trop, mais pour les autres, essentiellement arabophones, un gigantesque projet de traduction devient incontournable et urgent. Si les plus anciens furent traduits en Latin et autres langues latines dès le 12e siècle, les philosophes arabophones contemporains demeurent les inconnus de l’équation.

Malheureusement, si les philosophes de la pensée musulmane sont pris très au sérieux dans le monde arabophone, à travers leurs publications tout comme par leurs nombreuses interventions médiatiques, ils sont à peu près inconnus en Occident, en Afrique et en Asie.

Pour remédier à cela, il faudrait créer puis maintenir un intérêt transculturel et transnational pour ces philosophes et les épistémologies qu’ils construisent et déconstruisent. Par ailleurs, ces philosophes sont familiers avec les piliers de la pensée occidentale. Des philosophes d’autorité comme Taha Abderrahmane et Mohammed Abed Al-Jabri dont la langue d’écriture est l’arabe – et il y a en bien d’autres encore – vivent l’islam dans le monde musulman et consacrent leur vie à penser l’islam dans sa logique interne, sa complexité et sa pluralité : quel gâchis que d’ignorer leurs voix multiples.

B.R. : Selon vous, Arkoun, Al-Jabri et Abderrahmane s’entendent tous sur un même point : la pensée islamique serait confrontée à une impasse épistémologique. Brièvement, que veulent-ils dire? Et comment croyez-vous que cette impasse peut mener à une radicalisation violente, chez des jeunes musulmans qui ne conçoivent pas nécessairement leur mal-être ainsi?

A.M.-B : L’impasse épistémologique de la pensée musulmane se décline différemment chez les trois philosophes. Pour tous cependant, leur discussion de l’impasse se fonde sur trois dimensions, «raisons» ou «attitudes» qui font la structure de la pensée musulmane. Nous les indiquerons ici, à toutes fins utiles, par «raison traditionaliste», «raison contemplative» et «raison démonstrationnelle».

Pour Al-Jabri, il y a impasse épistémologique parce que la raison traditionaliste, celle des juristes et des théologiens, repose sur le raisonnement par analogie qui cherche à comprendre le présent et le futur en les basant sur une tradition islamique originelle-passée; or un tel mode de raisonnement ignore, écrit Al-Jabri, le présent et le futur tels qu’ils sont en soi, pour construire plutôt un «présent-passé» et un «futur-passé» : et cette anachronie interprétative est le premier élément de l’impasse. Quant à la raison contemplative, celle des sages soufis, spirituels et contemplatifs, elle est en fait une irrationalité ténébreuse et archaïque, car la compréhension du monde repose sur la seule intériorité du sujet spirituel : et ceci est le deuxième élément de l’impasse.

Pour Al-Jabri, la seule raison qui devrait être préservée et renforcée dans la structure de la pensée musulmane est la «raison démonstrationnelle» telle qu’initiée par Aristote (abondamment traduit et commenté en arabe dès le 9e siècle) et développée par Ibn-Rushd (philosophe musulman du 12e siècle, l’Averroès des Latins). Elle a le syllogisme aristotélicien comme fondement, permettant ainsi au sens d’émaner, non pas d’une tradition passée ou d’une intériorité douteuse, mais de l’argumentation et de la démonstration. La solution à l’impasse épistémologique de la pensée musulmane contemporaine est donc, pour Al-Jabri, le renforcement et la suprématie de raison aristotélicienne-avérroïste.

Arkoun prône aussi la suprématie de la raison démonstrationnelle, mais en voyant un certain continuum entre les trois raisons. Quant à Abderrahmane, il considère chacune des trois raisons comme d’égale importance, et la seule solution susceptible de sortir la pensée musulmane de son impasse épistémologique actuelle consiste à travailler à les arrimer les unes aux autres, sans la suprématie d’aucune. La pensée musulmane apparaît ici comme un «package» à prendre entièrement ou à laisser entièrement, car c’est la fragmentation de sa structure qui la conduit dans l’impasse dans laquelle elle se trouve aujourd’hui.

La pensée musulmane apparaît ici comme un «package» à prendre entièrement ou à laisser entièrement, car c’est la fragmentation de sa structure qui la conduit dans l’impasse dans laquelle elle se trouve aujourd’hui.

Lorsque règne la raison traditionaliste, soulignent Abderrahmane et le sociologue canadien d’origine marocaine Ben Driss, toutes les dérives littéralistes, autoritaires et extrémistes deviennent possibles; et si règne la raison démonstrationnelle, elle demeure confinée dans les milieux savants et académiques sans emprise réelle sur la quotidienneté et sans implications dans les enjeux sociaux concrets tels que les préoccupations existentielles et ontologiques majeures des jeunes musulman-e-s. ; enfin, le règne de la seule raison contemplative, risque de garder celle-ci confinée aux cercles des initié-e-s et dans les milieux confrériques qui pourraient ainsi consacrer leur vie à la contemplation et se couper du monde social-politique.

Il serait dans ce cas urgent de construire un équilibre homéostatique entre les trois raisons (et l’homéostasie est importante dans ce raisonnement), pour mettre fin à l’impasse épistémologique de la pensée musulmane. Un tel équilibre homéostatique est antinomique à toute radicalisation, soit-elle traditionnaliste-violente, contemplative ou démonstrationnelle.